Mesdames et Messieurs, chers frères et sœurs, chers amis,
Chers frères dans l’épiscopat,
Le conseil permanent de la conférence des évêques a estimé qu’un discours de clôture permettrait de rendre compte à toutes celles et à tous ceux qui veulent bien s’y intéresser du déroulement et de l’issue des travaux de l’assemblée des évêques. Nous avons bien travaillé ; nous avons traité, selon des méthodes diverses, des sujets assez différents. Le moment est venu de ressaisir la matière de ces jours pour que les décisions prises soient mises en œuvre, les orientations décidées poursuivies et pour que l’élan de cette session retentisse dans la vie de nos diocèses.
Conversion
Une conviction nous habite : Jésus est venu pour tout bouleverser. Pas pour lancer la révolution mais pour faire toutes choses nouvelles. Les évêques se souviendront de l’interprétation qui leur a été proposée de la proclamation de Jonas. Ninive n’a pas été détruite ; Ninive, cependant, a été bouleversée. Les Ninivites, leur roi en tête, ont choisi un autre bouleversement que la destruction, celui de la conversion qui fait passer d’une vie faite pour la mort à une vie qui ouvre à la vie plus grande. La liturgie nous a fait entendre mercredi l’appel du Seigneur Jésus : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » (Lc 14, 26).
Permettez-moi d’en proposer une interprétation personnelle : Jésus n’est pas venu pour conforter les institutions humaines, même les plus essentielles et les plus nobles ; il est venu pour tout tirer à lui et tout faire déboucher en lui. Œuvrer pour lui et avec lui ne voudra par conséquent jamais dire reproduire ce qui existe déjà, le rendre plus fort, plus ferme, au risque que cela devienne écrasant. Toujours, la suite du Christ introduit un bouleversement, toujours elle nous emmène plus loin ou plus profondément que nous n’aurions pensé aller. Notre rôle, à nous évêques, n’est donc pas de préserver des structures, il est d’avancer vers le Royaume en nous laissant conduire par celui qui passe par la mort pour nous ouvrir la résurrection.
Ceci vaut pour l’Église elle-même. Nous ne sommes pas évêques pour maintenir une réalité appelée Église et qui serait au bout du compte autre chose que l’Épouse du Christ née de son côté transpercé. Nous sommes évêques, successeurs des apôtres, pour appeler à la suite du Christ et garantir qu’il est le Seigneur qui mérite d’être suivi. Par lui, en effet, grâce à lui, dans toute situation, même la plus bloquée par la mort ou le péché, un chemin vers Dieu est ouvert qu’il vaut la peine de chercher et d’essayer de parcourir.
Renouer la relation avec les victimes d’abus sexuels
Dans le bouleversement de la conversion, nous devons commencer par nous-mêmes. Nous le faisons grâce aux personnes victimes. Ce qu’elles ont révélé des actes que s’étaient permis ou que se permettaient certains prêtres a mis à jour, selon la formule d’un évêque, « une infection qui anémiait secrètement le corps de l’Église ». La parole des personnes victimes nous a fait découvrir une face sombre de la vie ecclésiale dont nous n’avions pas idée, mais cette ignorance ne peut pas tout excuser. Je veux en votre nom, chers frères évêques, remercier les personnes victimes qui accompagnent notre travail et ceux et celles avec qui elles sont en relation. Ces personnes nous aident à purifier notre Église, dans sa vie concrète, de ce qui n’aurait jamais dû y entrer. Nous recevons la révélation de ces agressions sexuelles et des abus de pouvoir qui les ont préparées comme un don de la miséricorde de Dieu et une action du Christ qui veut purifier son Église avec une eau pure, voulant se la présenter sainte, sans tache, sans aucune faute.
Nous avons compris que les personnes victimes ne demandaient pas de compassion, ni de compensation de leurs souffrances. Elles veulent la vérité. Ce qu’elles nous racontent nous le fait comprendre : elles ont souffert et, souvent, elles souffrent encore des actes subis mais aussi du silence, de la cécité, de l’aveuglement qui a pu parfois être volontaire, de beaucoup autour d’eux, y compris dans la sphère ecclésiale et de la part des autorités de l’Église. Nous nous engageons à reprendre contact, chacun avec les personnes victimes que nous connaissons, pour leur manifester concrètement que nous reconnaissons la double cause de leurs souffrances, notamment en leur donnant la possibilité de recevoir une somme d’argent forfaitaire et unique, pour les inviter à participer à notre effort pour garder la mémoire de ces faits et pour leur présenter ce que nous mettons en place en matière de prévention et de formation et en matière d’accompagnement des clercs coupables, afin que les faits affreux qu’elles ont subis ne se reproduisent plus. Nous sommes conscients qu’aucun dispositif ne peut rattraper ce qui s’est passé ni apaiser ce qui est vécu. Nous demandons avec humilité à essayer de renouer une relation.
Nous remercions les groupes de travail qui ont été mis en place avec l’aide de la Conférence des Religieux et Religieuses de France après les décisions prises en nos assemblées respectives de novembre 2018. J’exprime ici publiquement au nom des évêques ma gratitude à l’égard des personnes victimes qui, en novembre dernier, puis en juin, en septembre et encore en octobre, et ici, ces derniers jours, ont accepté de venir aider notre Église. Nous sommes émus par leur fraternité maintenue et impressionnés par leur foi dans le Christ. Nous pensons à celles et ceux qui sont partis parce qu’ils ne pouvaient plus espérer trouver dans l’Église ni fraternité ni vérité.
Nous voulons remercier aussi M. Sauvé et l’ensemble des membres de la commission qu’il a constituée à notre demande. 2800 personnes ont appelé cette commission, la CIASE, pour raconter ce qu’elles avaient subi. Nous sommes conscients que ce chiffre, déjà considérable, n’est pas le chiffre ultime des abus de ce type commis depuis les années 50 par des prêtres ou des religieux ou religieuses. Nous comprenons que raconter ce que l’on a subi enfant ou adolescent est douloureux et peut entraîner de grands troubles ; nous demandons cependant humblement à celles et ceux qui pourraient témoigner de faits de ce genre de bien vouloir s’adresser à la CIASE puis, s’ils ne l’avaient pas fait encore ou si elles ne l’avaient pas fait encore, à leur évêque ou au supérieur majeur concerné. Nous voulons ne pas oublier les personnes qui se sont suicidées, ne parvenant pas à surmonter autrement les souffrances provoquées par ce qui avait été abîmé en elles.
Servir le renouvellement de l’Église
Le Seigneur Jésus nous appelle à ce travail de vérité. Nous le devons à l’Église entière. Nous le devons à l’humanité. Nous le devons aux jeunes. L’Église doit regagner de la crédibilité pour faire entendre aux générations présentes et à venir que la sexualité est une chose redoutable sans doute mais belle et bonne aussi, humanisante, si on veut bien apprendre à ne pas s’en laisser posséder mais à l’intégrer patiemment dans la construction de sa personnalité pour devenir capable de relations fortes et durables et fécondes. Nous devons ce travail de vérité aussi aux prêtres de nos diocèses et aux autres prêtres, engagés pour suivre le Christ en servant son Église dans le célibat pour le Royaume. Ils apportent autour d’eux, nous en sommes témoins, de la paix, de la joie, de l’espérance. Les temps que nous vivons nous obligent à vivre une profonde transformation pastorale. Elle se joue différemment dans chaque diocèse mais elle est nécessaire partout. Elle nous offre l’opportunité d’un renouvellement de la relation pastorale des prêtres avec l’ensemble des baptisés : nous nous en réjouissons parce que nous pouvons y gagner d’être davantage fidèles au Christ.
Configurés au Christ-Tête de son corps, nous ne nous soucions pas de défendre quelque image que ce soit du sacerdoce, mais nous cherchons ensemble comment obéir au Christ et vivre en vérité l’autorité qu’il nous donne comme un service. Évêques, prêtres et diacres, ministres de l’Église, nous sommes conscients qu’il ne suffit pas de nous payer de mots en nous présentant comme des serviteurs ; nous devons apprendre chaque jour à l’être davantage en vérité.
Un grand travail est engagé dans l’Église entière, sous les deux mots de synodalité et de collégialité. Le pape François nous invite à mettre la synodalité en œuvre à tous les niveaux de la vie ecclésiale. Nous, évêques, nous réjouissons que les mouvements, associations, services et autres groupes liés à l’Église et en qui s’expriment certains aspects de sa vitalité, apprennent à s’estimer et travaillent ensemble pour que leurs modes d’organisation, de décision, de contrôle, d’échanges évitent toute forme de confiscation du pouvoir et contribuent pleinement à édifier l’Église comme unité dans la diversité. Ils nous aident et nous aideront ainsi à accomplir ce travail dans toutes les dimensions de la vie concrète de l’Église. Samedi, le Seigneur a proclamé pour nous : « Détruisez ce sanctuaire et, en trois jours, je le rebâtirai » (Jn 2, 19). Cette espérance est notre force, une grande promesse pour l’Église.
Synodalité et collégialité
Vous qui écoutez ces réflexions, peut-être vous semblent-elles graves, voire presque lugubres. Sachez cependant que l’atmosphère de notre assemblée a été plutôt à la joie. Si le bouleversement de la conversion fait toujours un peu peur, il rend aussi joyeux, puisqu’il ne s’agit pas de se laisser aller vers la mort mais vers une vie plus pleine en se laissant approcher davantage par le Seigneur qui vient et en allant vers lui d’un pas plus décidé. Un facteur de joie a d’ailleurs été la présence parmi nous, pendant deux jours, de deux bébés.
Nous avons en effet, commencé notre assemblée par 36 heures où chaque évêque était accompagné de deux invités de son diocèse. Ensemble, nous avons regardé en face ce que l’on peut appeler la contrainte écologique, la menace écologique, mais que nos intervenants nous ont aidés à voir plutôt comme l’opportunité écologique. Nous sommes heureux d’avoir vécu ainsi dans une collégialité plus forte avec le pape François dans la lumière de son encyclique Laudato Sí et dans une certaine forme de synodalité en travaillant avec des représentants de tout le peuple de Dieu. L’humanité prend conscience qu’elle doit changer de mode de vie.
Nous, Occidentaux, réalisons que le mode de développement que nous avons construit depuis l’industrialisation mais plus encore depuis la fin de la deuxième guerre mondiale a épuisé la planète. Il ne pourra certes pas être étendu à tous les peuples de la terre et il ne pourra durer très longtemps dans nos pays eux-mêmes. Le synode sur l’Amazonie attire l’attention de tous sur les grandes forêts qui ne pourront survivre que si tous les peuples transforment leurs modes de production et de consommation et sur les peuples qui les habitent.
Opportunité écologique
Nous serions-nous convertis à la collapsologie ? Non, assurément non, parce que notre foi nous fait résister à l’idée d’un destin inéluctable. Nous savons la force de la liberté. Mais il y a de l’irréversible, nous ne pouvons pas nous voiler la face et nous avons le devoir d’aider les fidèles et tous ceux qui veulent bien nous écouter à regarder la réalité en face.
Nos six intervenants ont tracé des chemins pour changer de mode de vie, de manière plus ou moins radicale, en nous assurant que le jeu en valait la chandelle, car ce changement ne nous permettrait pas seulement de survivre, il nous permettrait de vivre mieux, nous et des milliards d’autres avec nous. Je leur adresse ce matin un salut plein de gratitude. Chacun d’eux nous a parlé, à nous et à nos invités diocésains, selon ce qu’il était, en livrant beaucoup de lui-même. Ils nous ont fait entendre chacun un ton différent, une manière de voir le monde et de l’évoquer un peu ou davantage décalée de ce à quoi nous sommes habitués.
Les chiffres qu’ils ont donnés, les faits qu’ils ont décrits, nous les connaissions pour la plupart. Mais nous restons impressionnés par les conséquences qu’eux en ont tirées pour vivre d’une manière qui soit bénéfique pour la planète et pour l’ensemble de l’humanité. Ils nous ont fait sentir l’urgence des changements nécessaires aussi bien dans nos habitudes quotidiennes que dans les grandes orientations de nos sociétés. Ils nous ont persuadés que la conversion méritait d’être vécue, même si l’humanité entière ne s’y engageait pas.
Nous avons entendu des chrétiens encore jeunes, engagés dans la proclamation et le service de la foi, qui ont découvert l’urgence écologique comme un champ ouvert pour le Christ ; nous avons entendu des jeunes qui ont été chrétiens et qui ont trouvé dans leur conversion écologique une cohérence de vie et une ouverture aux autres à vivre en actes, en se passant du Christ. Comment l’appel du Christ peut-il donner plus de vérité et de plus d’efficacité face à l’urgence de la « maison commune » qui se défait ?
Je voudrais, de manière tout à fait arbitraire et partielle, retenir trois pistes :
- Le déchirement intérieur que tous vivent entre les rôles d’individu qui doit se nourrir, se loger, se chauffer, s’habiller ; de père ou mère de famille ; de producteur de biens et de services ; de consommateurs ; d’actionnaire… qui veulent nécessairement avoir plus ou mieux en dépensant moins et qui voudraient bien réduire leur empreinte carbone ou tenir compte des conditions sociales de production et de vente de ce qu’ils achètent. Nous-mêmes, évêques, n’échappons pas aux injonctions contradictoires de ces rôles. La sobriété heureuse est un horizon qui peut facilement réjouir les disciples du Christ que nous sommes, mais la vivre réellement est exigeant. La notion de « péché écologique », suggérée au synode romain sur l’Amazonie, pourrait aider à vivre ce déchirement avec patience. Car reconnaître son péché est déjà en être sorti par la grâce de Dieu ;
- La complexité de nos décisions les plus ordinaires : choisir sa source d’énergie, renoncer à un déplacement en raison de son coût en carbone, vérifier les produits chimiques utilisés pour fabriquer tel produit ou se renseigner sur les conditions sociales des ouvriers, s’inquiéter de la distance parcourue par tout objet que l’on achète ou que l’on commande, tout cela est possible, mais compliqué. Comment trouverons-nous le temps de nécessaire à une telle attention ? Comment entraîner les fidèles dans de telles attitudes ? La responsabilité dans l’acte de consommation à laquelle appelait le pape Benoît XVI dans l’encyclique Caritas in Veritate est une belle exigence, la mettre en œuvre requiert de se dégager de la fascination pour la consommation facile de nos sociétés de surabondance. N’oublions pas que tel de nos intervenants nous a assuré que les personnes en situation de précarité étaient des experts en matière de recyclage et de sobriété. L’extension de la notion de « prochain » à tous ceux qui sont impactés par mes choix économiques pourrait être stimulante. Nous n’oublierons pas les visages aperçus lors de la veillée de samedi des habitants de pays variés évoquant les conséquences sur eux des transformations climatiques. Pourrons-nous longtemps supporter que le mode de vie d’un Français pèse 4 fois plus sur la planète que celui d’un Indien et 7 fois plus que celui d’un Haïtien ? Choisir ou renoncer par amour pour un prochain, même lointain géographiquement, est plus réjouissant que le faire pour réduire son empreinte carbone. ;
- Tout le monde ne peut pas habiter la campagne pour s’installer comme maraîcher. On nous a dit aussi qu’il faudrait sans doute se décider à privilégier le logement collectif, en hauteur, pour dégager des terres naturelles et limiter les besoins de déplacements. Une économie qui ne serait plus une économie de la quantité des produits mais de la qualité des liens peut éclairer le sens de la vie, même en ville. L’urbanité est une vertu citadine, a pu dire l’un d’entre nous. La fraternité chrétienne trouve là un encouragement puissant. Elle ne serait plus un perfectionnement de la vie spirituelle à l’usage de ceux et celles qui en veulent davantage, mais la condition d’une vie qui ne soit pas seulement une survie : moins de biens et plus de liens, avons-nous entendu.
Poursuivre le travail
Qu’allons-nous faire maintenant ? Rentrer dans nos diocèses, retrouver nos deux invités, rendre compte de ce que nous avons vécu. A qui raconterons-nous cette expérience et comment le ferons-nous ? Comment mettrons-nous en œuvre les « petits pas » que nous avons repérés mercredi matin et offerts pendant la messe ? Dans nos diocèses, dans nos régions, des personnes engagées sur le modèle de nos six intervenants existent. Des pans entiers de nos sociétés se remettent en cause et bougent, ils ne nous ont pas attendus. Industriels, agriculteurs, maires des villages comme des métropoles, enseignants,… tous, à de degrés divers selon les rôles sociaux occupés, font des choix précis. A nous d’aller les rencontrer, les interroger, les écouter. Nous avons acquis quelques clefs pour le faire et peut-être une stimulation renouvelée. Le fruit de ces rencontres devra enrichir nos prochaines assemblées. L’évaluation faite ensemble samedi et celle que nos invités renverront permettront au conseil permanent de préparer la suite la mieux adaptée.
Nous avons compris que les petits pas étaient nécessaires mais qu’il fallait aussi des décisions structurelles. Permettez-moi de désigner deux voies :
- Les agriculteurs de notre pays ont, après la deuxième guerre mondiale, construit une agriculture utilisant toutes les ressources de la chimie et du machinisme, ce qui a permis à nos pays d’oublier la disette et de vivre dans la sécurité alimentaire et même dans l’abondance. Beaucoup de ces agriculteurs étaient des catholiques qui ont trouvé dans les structures des mouvements ecclésiaux des lieux de réflexion, de formation, de décision. Beaucoup, catholiques ou non, de ceux qui ont construit cette agriculture moderne l’ont fait avec abnégation, dévouement, attention aux plus faibles d’entre eux, de manière solidaire, avec une forte conscience de leur devoir de nourrir l’humanité entière et donc avec souvent une attention à la coopération internationale. 70 ans après, les fondements de ce système agricole et agro-alimentaire sont remis en cause. Des décisions qui paraissaient il y a peu de bon sens économique suscitent brusquement la réprobation. Nous voulons dire aux agriculteurs notre estime et nos encouragements. Les agriculteurs d’aujourd’hui sont prêts à d’immenses mutations dans leurs pratiques. Certains se lancent, d’autres résistent ; ils ont besoin de se sentir estimés, ils ont besoin de trouver des conseillers sûrs et désintéressés ; leurs intérêts sont parfois divergents ; ils ont besoin de se parler, de se comprendre et de trouver l’énergie de s’entraider. Notre rassemblement « Terre d’espérance » voudrait être une contribution à ce renouvellement de la vie du monde rural qui devrait servir bien au-delà.
- Une question s’impose à nous comme à notre société entière : après la deuxième guerre mondiale, nos pays ont voulu mener la reconstruction en servant le plus possible la paix et la justice. Comment se fait-il que nous aboutissions à un monde qui paraît bloqué, qui marche vers l’abîme, où beaucoup souffrent d’un fossé croissant entre leur activité et l’urgence du monde ? Le 9 novembre, l’humanité a fait mémoire de la chute du mur de Berlin. Là encore : où sont passées les forces spirituelles qui ont conduit à l’écroulement, de l’intérieur, du système soviétique ? Ont-elles été toutes absorbées dans le consumérisme universel, par lequel tout être humain se trouve mû surtout par des frustrations que le système suscite en promettant de les combler ? Il semble qu’une phase de l’histoire du monde touche à sa fin. Comment le monde relèvera-t-il le défi ? D’où viendront les forces pour relancer un monde où tous pourraient vivre de manière juste ? L’avènement du numérique n’y suffit visiblement pas.
Au moins autant que d’autres traditions spirituelles, nous avons des trésors de contemplation, de silence à partager, une manière d’ascèse joyeuse qui reconnaît en tout bien, même minime, un don de haute densité. Nous pouvons offrir des expériences de fraternité qui apportent plus de joie que toutes les richesses, nous le savons bien, nous l’avons encore goûté ici, avec nos invités puis entre nous, et toute famille chrétienne, tout fidèle un peu engagé dans sa paroisse ou dans un mouvement le sait bien. La transformation des rapports pastoraux que nous avons à vivre doit permettre de faire de cette expérience fraternelle le cœur de l’expérience chrétienne.
Les évêques ont insisté, dans leur évaluation, sur la nécessité d’une élaboration théologique solide. Elena Lasida et Fabien Revol en ont courageusement posé les linéaments pour nous. En explorant le monde sous la contrainte ou l’opportunité écologique, nous ne doutons pas d’apprendre à connaître le Christ notre Seigneur davantage. Là encore, sa parole retentit : « Détruisez ce sanctuaire et, en trois jours, je le rebâtirai… Il parlait du sanctuaire de son corps » (Jn 2, 19.21). Précisément, il a pris une humanité complète, il a vécu l’expérience corporelle complète de se tenir dans notre cosmos, d’y reconnaitre le don du Père, d’aller vers les autres en son corps pour les rencontrer, partager le repas, travailler, marcher avec eux. Il a goûté la pluie et le vent et le soleil et les parfums de sa terre et la presse des foules de Jérusalem les jours de grande fête. Dans son Eucharistie, dans le très peu de matière prélevée pour ce sacrifice, il se donne tout entier. Mieux encore : Omne delectamentum in se habentem, il contient en lui tous les délices. De lui, mieux que de tout autre, nous pouvons apprendre la loi du monde nouveau : le peu donne la totalité. Au congrès eucharistique de Cebù, plusieurs conférenciers avaient médité le fait que le pain et le vin ne sortent pas de terre tout faits mais sont des produits du génie humain et qu’ils sont aujourd’hui l’aboutissement de processus complexes dont nous pouvons nous demander s’ils sont toujours justes et bienvenus. Le congrès eucharistique de Budapest aidera peut-être à approfondir la lumière écologique que contient l’Eucharistie.
Écologie intégrale
Voilà qui offre une manière d’exprimer l’inquiétude que suscite en nous la loi en préparation en matière de bioéthique. Au moment où l’on remet en question la technicisation de l’agriculture et même des transports, comment peut-on croire et pourquoi veut-on faire croire qu’il serait équivalent qu’un enfant soit conçu dans l’union corporelle d’un homme et d’une femme qui ont choisi de se donner l’un à l’autre et de créer un foyer où le monde est un peu apaisé ou dans une éprouvette, au prix d’opérations de haute technicité, toujours risquées et au prix de l’élargissement constant des conditions d’expérimentations sur des embryons qui sont pourtant des « petits d’hommes » ? Comment peut-on croire et pourquoi veut-on faire croire qu’accumuler des filiations les unes sur les autres, génétique, parentale, légale, déconnectées du rapport au corps, serait un progrès, une source de libération ? Car on entend cela pour justifier les décisions qui se préparent. La vérité est que, le voulant ou ne le voulant pas, on prépare un vaste marché de la procréation. Ce marché existe déjà. Lui ouvrir la porte, c’est y céder.
Nous savons bien que certains de nos concitoyens, même catholiques, voient avant tout le soulagement apporté à une souffrance. Mais il ne s’agit pas ici d’un jugement sur des cas personnels mais d’un discernement sur un fait nécessairement social. Nous encourageons celles et ceux de nos concitoyens qui voient le danger que nos sociétés courent à faire connaître leur inquiétude en se manifestant selon les modes qui leur sont possibles et aussi en la partageant paisiblement, patiemment, avec leur entourage. Nous voulons redire ici la beauté de l’engendrement humain, la joie de l’enfant reçu comme un don et jamais réclamé comme un droit, un don que les époux se font l’un à l’autre et qu’ils reçoivent de Dieu. Nous voulons aussi redire que la fécondité d’une vie peut s’exprimer de bien d’autres manières que dans l’engendrement d’enfants. Peut-être l’émerveillement devant la nature et le respect des liaisons qui la constituent peuvent-ils être un chemin pour que nos contemporains découvrent la beauté de leur corps et de leur être et en acceptent les limites joyeusement, sans y voir des frustrations, tout en les transcendant dans le service mutuel et la fraternité. L’écologie intégrale concerne l’être humain, à qui il est donné de voir le cosmos comme un tout afin qu’il en soit le gardien.
Dépasser les crispations sociales
Avant que nous n’arrivions à Lourdes, notre pays avait vécu un épisode de plus de crispations autour des foulards portés par des femmes musulmanes. Le point est délicat car nos concitoyens sont sensibles sur ce sujet. Ils craignent les faits de radicalisation, et nous savons qu’ils ne manquent pas. L’Etat se doit de garantir l’ordre et la sécurité de tous. Il faut cependant reconnaître que nombre de nos concitoyens d’origine nord-africaine ou sub-sahélienne ont quelques raisons de ne pas faire entière confiance à notre fraternité française. Nous savons pourtant que beaucoup sont désireux de trouver leur place dans notre société française.
Il vaudrait la peine de savoir ce que les femmes qui choisissent de porter un foulard ont en tête, plutôt que leur prêter des intentions. Les polémiques sur ce thème favorisent les replis des citoyens, chacun sur sa communauté d’origine plus ou moins identifiée. Notre société française et européenne est une société du vis-à-vis, où chacun voit le visage de l’autre et laisse voir le sien. La différence est grande entre un voile qui cache le visage en tout ou partie et un foulard qui l’encadre. Des catholiques sont engagés dans l’amitié et l’action avec des hommes et des femmes musulmanes. Nous pourrions souhaiter qu’il y ait davantage de rencontres entre des familles musulmanes et des familles chrétiennes. Car la liberté chrétienne, la liberté en vue du bien, qui n’a pas besoin de se protéger du regard des autres, pourrait être un formidable soutien pour les personnes musulmanes qui voudraient avancer dans la fraternité.
Le gouvernement a, d’autre part, annoncé un certain nombre de mesures à propos de l’immigration. L’immigration inquiète fortement une grande partie de la population française. Beaucoup redoutent les changements que connaît ou pourrait connaître notre pays dans son équilibre démographique et dans sa culture. Mais, à ce sujet aussi, il est vain de se leurrer. Il ne faut pas tromper nos concitoyens : nous n’avons pas fini de voir arriver des migrants. Les bouleversements de nos sociétés seront grands, nous pouvons choisir de les rendre positifs. Nous voulons rendre hommage à celles et ceux qui œuvrent, sans idéologie, seuls ou dans des associations catholiques ou chrétiennes ou non, pour tempérer les duretés de l’exil et compenser au moins un peu les aspérités de notre système d’accueil. Le gouvernement a annoncé qu’il allait réduire le montant des taxes prélevées sur les personnes migrantes au moment de leur donner des papiers. C’était une demande de nos associations. Nous saluons volontiers cette décision. En revanche, on peut s’étonner de la fixation de quotas qui donnent l’impression que notre pays va aller prélever dans les autres les forces vives dont il a besoin. Sans doute, ces quotas permettront-ils de régulariser quelques-unes des personnes migrantes déjà arrivées chez nous. En votre nom, je me permets d’espérer une politique plus claire et plus réaliste. Puisque l’afflux des Géorgiens pour se faire soigner et celui des Albanais fuyant la vengeance privée dans leur pays saturent nos dispositifs, souhaitons que, lorsque l’Union européenne aura fini d’user son énergie à gérer le chaotique Brexit, elle pourra chercher comment aider la Géorgie à se doter d’un système hospitalier digne de ce nom et l’Albanie d’une justice crédible. Mais alors, nous citoyens européens, sommes-nous prêts à ce que l’Union européenne consacre des forces et des moyens à de tels objectifs et ces deux pays, la Géorgie et l’Albanie, peuvent-ils avoir des autorités publiques crédibles, capables de profiter de l’aide que l’Union européenne pourrait leur apporter ?
Demain, nous participerons aux cérémonies du souvenir de la fin de la première guerre mondiale. Beaucoup parmi nous célébreront des messes à l’intention des victimes des guerres et pour demander la paix. Notre pays rendra hommage aussi à ses soldats morts ces dernières années, dans des combats hors du sol national. Nous les prenons dans notre prière et nous confions aussi leurs familles à Marie, Notre-Dame de Lourdes. Nous pensons à tous les pays déstabilisés en ce moment. Nous avons été impressionnés par le récit des manifestations pacifiques et dignes qui rythment la vie de l’Algérie depuis plusieurs mois ; nous avons suivi avec attention la mobilisation des citoyens au Liban ; nous n’oublions pas l’Ukraine et la guerre qui se poursuit, peut-être en changeant d’intensité, dans l’Est du pays. La culture de la paix est toujours à construire.
La lumière de l’Avent
Déjà, dans nos villes et peut-être nos villages brilleront les décorations de Noël : tant est grand le besoin de vendre et d’acheter. En l’enfant de Bethléem, Dieu renouvelle son alliance avec l’humanité entière. Celui-là, cet Enfant-là, ce Jésus, il vaut la peine de tout quitter pour le suivre. Nous rendons grâce à Dieu pour celles et ceux qui demanderont à devenir chrétiens. Nous rendons grâce à Dieu pour les vocations qu’il suscite et nous prions pour que des jeunes hommes répondent à son appel pour le service des mystères du salut, que des jeunes hommes et des jeunes femmes s’engagent par la consécration de leur vie au Seigneur qui vient jusqu’à nous. Le temps de l’Avent nous promet que la longue histoire de l’humanité débouche dans la communion avec Dieu. Il vient faire toutes choses nouvelles. « Le Royaume de Dieu est tout proche ». C’est la bonne nouvelle que nous avons à porter, avec foi et avec espérance. Elle mérite l’engagement de notre vie entière. C’est notre joie.
Je vous remercie.