Thérèse a compris très jeune que la souffrance faisait partie de sa vie. Elle ne l’a pas choisie, mais elle l’accepte dans la foi comme une réalité. Cette foi lui fait comprendre qu’elle peut la vivre comme un chemin de communion avec Dieu dans le Christ. La souffrance ouvre alors à une joie possible, car elle devient un lieu privilégié de la communion avec le Christ d’abord, avec ceux qui souffrent ensuite.
La manière dont Thérèse exprime la force de cette expérience peut surprendre aujourd’hui, car elle semble parfois magnifier la souffrance et la vouloir pour elle-même. Nous voudrions reprendre l’histoire de Thérèse à partir de cette réalité de la souffrance pour souligner comment elle a su passer d’une souffrance mortifère à une souffrance de communion et d’amour ouverte à la vie :
« Je sentis naître en mon cœur un grand désir de la souffrance et en même temps l’intime assurance que Jésus me réservait un grand nombre de croix, je me sentis inondée de consolations si grandes que je les regarde comme une des grâces les plus grandes de ma vie. La souffrance devint mon attrait, elle avait des charmes qui me ravissaient sans les bien connaître. Jusqu’alors j’avais souffert sans aimer la souffrance, depuis ce jour je sentis pour elle un véritable amour… » (Ms.A 36r°-v°)
Lors de son entrée au Carmel : « Oui la souffrance m’a tendu les bras et je m’y suis jetée avec amour. » (Ms.A 69v°)
« … j’ai beaucoup souffert depuis que je suis sur la terre, mais si dans mon enfance j’ai souffert avec tristesse, ce n’est plus ainsi que je souffre maintenant, c’est dans la joie et dans la paix, je suis véritablement heureuse de souffrir. » (Ms.C 4v°)
Thérèse a rencontré la souffrance dès ses premiers pas dans l’existence. Neuvième enfant d’un couple déjà âgé (Zélie a 42 ans et Louis a 50 ans), elle arrive dans une famille qui a connu la mort de quatre enfants en bas âge. Thérèse porte d’ailleurs le prénom d’une sœur morte deux ans plutôt à l’âge de sept semaines, la petite Mélanie-Thérèse. Zélie est déjà une femme atteinte dans son dynamisme profond malgré l’énergie dont elle fait preuve pour assumer la marche de sa maison.
Dès les premières semaines de sa vie, Thérèse souffre d’entérite et d’anorexie. Menacée de mort elle aussi, ses parents la confie à une nourrice de la campagne, Rose Taillé, dont la santé vigoureuse va redonner goût à la vie à la petite Thérèse. Elle passe ainsi près d’un an chez cette nourrice, ne voyant ses parents qu’à l’occasion de visites passagères. La souffrance de cette séparation précoce explique peut-être l’attachement très fort de Thérèse à sa mère par la suite ainsi que son tempérament extrêmement nerveux.
Lorsque Zélie meurt d’un cancer, Thérèse a quatre ans et demie. Elle vit dans le silence cette séparation brutale sans pouvoir verser une larme. Il faudra attendre l’âge de dix ans pour qu’elle pleure sur la mort de sa mère dans un nouveau contexte de séparation : elle est en pension chez son oncle Guérin et celui-ci évoque avec elle le souvenir de sa Maman. Thérèse pleure, mais son oncle l’interrompt : « il dit que j’avais trop de cœur, qu’il me fallait beaucoup de distraction et résolut avec ma tante de nous procurer du plaisir pendant les vacances de Pâques. » (Ms.A 27v°)
Cela ne se fera pas car Thérèse sombre dans une étrange maladie qui va mettre à nouveau sa vie en danger.
Jésus ravit Pauline à Thérèse lorsque sa seconde maman la quitte pour entrer au Carmel de Lisieux. La brutalité du choc rappelle celui de la mort de Mme Martin. Dans les deux cas, personne n’a pensé à donner des explications à Thérèse et à la préparer à assumer ces événements douloureux. La souffrance que Thérèse vit lors des visites à sa sœur devenue carmélite traduit son impuissance à accepter cette séparation. Pourtant Thérèse attribue à cette souffrance un rôle dans sa croissance :
« Il est surprenant de voir combien mon esprit se développa au sein de la souffrance ; il se développa à tel point que je ne tardai pas à tomber malade. » (Ms. A 27r°)
Le déclenchement de la maladie est lié à l’évocation par l’oncle Guérin du souvenir de la mère de Thérèse alors que celle-ci se trouve séparée de ses proches partis en voyage. Thérèse va connaître alors plusieurs semaines de délire dont elle ne sortira que moyennant un acte de foi en l’amour de la Vierge Marie pour elle ; tournée vers la statue de Marie, elle crie « Mama ».
Cette statue par laquelle la Vierge avait parlé deux fois à Madame Martin, avait été mise au pied du lit de Thérèse. Toute la famille prie la Vierge d’intervenir et Mr Martin fait dire des messes à Notre-Dame des Victoires.
Thérèse transfère alors sur la Vierge Marie son besoin vital d’affection maternelle.
La Vierge Marie représente la sécurité qu’offre une mère toute puissante et porteuse de vie que ni la mort ni le Carmel ne pourront ravir à Thérèse. La foi en Marie rend alors possible une nouvelle naissance à travers la perception du sourire de la Vierge, signe de son amour et de sa protection.
« Mon désir des souffrances était comblé. » (Maladie de Mr Martin : Ms. A 73r°)
A peine entrée au Carmel, Thérèse est confrontée à l’une des plus douloureuses épreuves de sa vie : la démence de son propre père. Elle est âgée de 16 ans lorsqu’elle doit assumer tout à la fois la séparation du monde par la clôture du Carmel, la séparation de son père par le biais de la maladie de celui-ci et une relative séparation de Dieu du fait de l’aridité et de l’absence de consolation qu’elle éprouve dans la prière.
Cette solitude intérieure est encore augmentée du fait que certains pensent que Thérèse est responsable de la maladie de son père du fait de son entrée précoce au Carmel.
Loin d’abattre Thérèse, ces séparations fortifient Thérèse et la font grandir dans son amour pour le Christ. Mr Martin est identifié par Thérèse au Christ souffrant, ce qui lui permet de comprendre plus intimement le mystère de la souffrance innocente du Christ et de reporter sur le Christ tout l’amour qu’elle avait pour son père.
L’union qu’elle vit avec le Christ est dès lors si profonde que c’est la symbolique nuptiale du Cantique des cantiques qu’elle emploie pour l’exprimer. C’est en fait sa propre identification au Christ souffrant qu’elle accomplit ainsi. Cette épreuve est accueillie comme un don de Jésus. C’est lui qui a choisi cette croix la meilleure, la plus adaptée pour se saisir totalement du cœur de Thérèse.
Grâce à la relecture courageuse qu’elle fait de son épreuve à la lumière de la Parole de Dieu (la figure du Serviteur souffrant d’Isaïe et la Passion de Jésus) Thérèse passe ainsi de la souffrance désespérante qui isole, à la souffrance de communion et d’amour que nous ouvre le Christ : ayant vécu une rencontre personnelle avec le Christ souffrant en la personne de son père amoindri et humilié, elle accède à une joie intime en reconnaissant ainsi dans sa vie l’amour inouï de Dieu manifesté à la Croix.
Thérèse nous montre ainsi le chemin libérateur qui consiste à souffrir avec le Christ nos souffrances les plus profondes. Au pied de la Croix, nous pouvons naître par la foi à la joie de vivre avec et pour Dieu dans le Christ. La conversion chrétienne conduit à la découverte de la Bonne Nouvelle de l’Amour de Dieu au sein même de la souffrance.
« … la souffrance elle-même devient la plus grande des joies lorsqu’on la recherche comme le plus précieux des trésors. » (Ms.C 10v°)
A travers les situations toujours nouvelles de l’existence, Thérèse se sent appelée à vivre de manière nouvelle la grâce de la confiance. C’est ce qui se produit d’une manière particulièrement radicale avec l’épreuve de la foi : l’héroïcité de la confiance consiste ici à se tenir debout dans la foi malgré la perte de toute évidence.
Il est question de la fondation du Carmel de Saïgon. Jésus a mis dans le cœur de Thérèse le désir d’un exil complet. Elle sent le besoin d’aller plus loin dans le don de soi en partant en mission. Elle souhaite vivre ainsi une séparation plus profonde d’avec sa famille aussi douloureux que cela puisse être. Cette pensée la fait planer au dessus de tout le créé (Ms.C 9 r°). Elle va être exaucée d’une toute autre manière. Si elle n’est pas séparée de sa famille de la terre, elle va l’être d’une certaine manière de sa famille du Ciel.
Thérèse était malade depuis plusieurs mois, mais le Vendredi Saint 1896, elle a un signe indubitable de ce qu’elle est atteinte de la tuberculose : elle expectore du sang. Elle éprouve sur le moment une grande joie à l’idée d’aller bientôt au Ciel, mais après la fête de Pâques, elle se sent envahie par des doutes sur l’existence du Ciel. Ces doutes ne cesseront pas de l’assaillir jusqu’à sa mort qui surviendra un an et demi plus tard.
Thérèse comprend cette épreuve comme une purification de son désir du Ciel : le Ciel était trop lié à l’imagerie familiale. Elle accepte avec confiance la nuit de l’inconnu qui se présente autrement ici qu’à travers une mission lointaine. Elle met en œuvre sa voie d’enfance spirituelle : elle accueille cette épreuve comme un don de Dieu, comme une preuve d’amour imméritée, n’ayant pas d’autre ambition que de correspondre à sa volonté.
Mais cette épreuve a un autre sens : Thérèse se sent maintenant en communion avec les plus grands pécheurs, les incroyants qui nient l’existence du Ciel. Elle veut manger à la table des pécheurs aussi longtemps que Dieu le voudra. Elle communie ainsi à la souffrance des incroyants bien au-delà de ce que ceux-ci éprouvent, car en niant le Ciel, ils ne savent pas ce qu’ils nient, ce qu’ils refusent.
« …elle vous demande pardon pour ses frères… » (Ms.C 6r°)
Elle est parvenue à sa maturité spirituelle en vivant un amour et une foi sans retour sur elle-même. Elle voit dans cette épreuve le don ineffable de l’amour de Jésus et offre ce qu’elle vit pour les autres. Elle souhaite grandir ainsi dans l’amour de Dieu et du prochain.
Cette épreuve la conduit à une parfaite identification à Jésus à travers une vie offerte pour les pécheurs et vécue en solidarité avec eux : Thérèse est un autre Christ.
« Vous voyez, ma Mère chérie, que je suis loin d’être conduite par la voie de la crainte, je sais toujours trouver le moyen d’être heureuse et de profiter de mes misères… » (Ms.A 80r°)*
Cette affirmation de Thérèse écrite un an plutôt à l’adresse de Mère Agnès trouve ici sa vérification ultime. Jusque dans les plus épaisses ténèbres intérieures et au sein de grandes souffrances physiques, Thérèse trouve le moyen de se « jeter dans les bras de Jésus » (Ms.C 36v°) et de s’élever à Dieu « par la confiance et l’amour » (Ms.C 37r°).