20 décembre 2019 à 10h36
Sobre, je traverse cette période de l'année avec la morosité d'un adolescent privé de sorties.
Vu mon légendaire sens de la fête, je n'ai jamais vraiment aimé la période des fêtes. Je l'ai même toujours redoutée. Les dîners à la pelle, les repas interminables, les accolades familiales, cette bonne humeur de façade affichée un peu partout et en toutes circonstances, les mines épatées à s'en défigurer le visage, les conversations vaines, les bavardages incessants, tout ce rituel des fêtes de fin d'année quand la société vous somme d'être heureux et de le montrer.
Au temps où je buvais, je les considérais simplement comme un mauvais moment à passer. L'alcool aidant, je finissais toujours par m'en accommoder et au fil des verres, voilà que de silencieux je devenais presque volubile. Je trouvais même du charme à mon voisin de table qui me racontait son dernier divorce ou son prochain voyage en Tanzanie; je souriais à ma voisine désireuse de savoir si je connaissais personnellement Amélie Nothomb; je racontais sans même qu'on me le demandât le récit de mes mésaventures advenues lors d'un salon du livre, quand un lecteur égaré m'avait confondu avec le fantôme de Matthieu Ricard.
Et sur les douze coups de minuit, je levais mon verre en honneur de l'année passée, de celle à venir, de toutes celles qu'il me restait à vivre, si enthousiaste et boute-en-train que le lendemain, la maîtresse de maison m'appelait pour m'inviter à ses prochaines agapes.
Aujourd'hui que je ne bois plus, plus du tout, ces soirées m'apparaissent comme des évocations d'une vie passée où j'arrivais à donner le change en société, une époque bien révolue puisque désormais sobre, je traverse cette période des fêtes avec l'allant d'un condamné à mort en route pour l'échafaud. Je maugrée avant de me rendre à une invitation; pendant le repas, je me comporte comme si je souffrais d'une tenace rage de dents et une fois rentré à la maison, je me maudis d'avoir été aussi peu loquace.
Rien ne trouve grâce à mes yeux: je contemple le sapin de Noël comme si je le trouvais responsable de tous mes déboires; le bruit des verres qui tintent m'arrache des larmes de dépit et je trouve l'assistance si navrante que j'en viens à lui préférer la conversation de la bouteille d'eau gazeuse dont bientôt, grâce à la lecture assidue de son étiquette, je connais toutes les caractéristiques, de son lieu de fabrication à sa date de péremption.
Au moment de découper la bûche de Noël ou de fêter la nouvelle année, quand l'excitation atteint son paroxysme, au son des cris et des hourrahs, je m'en vais à la cuisine et parmi les casseroles renversées, les plats rapportés, les bouteilles vidées, je soupèse mon poids de solitude.
Du salon, j'entends les bruits étouffés de la fête qui bat son plein. Voilà qu'on débouche le champagne et les rires fusent de partout comme si l'on venait d'atteindre le comble de la félicité. Je prends un grain de raisin et d'une pichenette l'envoie rouler à l'autre bout de la table. Il finit sa course parmi les écorces d'une mandarine, jetées là comme l'incarnation même de mon désespoir.
Tout le monde m'a oublié.
Quand je repasse au salon, personne ne s'aperçoit de mon retour. Les yeux des convives brillent des éclats de l'alcool et partout on rit, s'esclaffe, s'étourdit au son d'une musique tapageuse. Je reste là, désœuvré, désemparé, embarrassé de ma propre présence.
La bouteille d'eau gazeuse a disparu; elle aura roulé sous la table. La bûche labourée par mille cuillères ne ressemble plus à rien. De grandes taches de vin dessinent sur la nappe les contours de cadavres renversés. De la cendre froide gît au cœur des assiettes, avec le bout ratatiné des mégots de cigarettes qui battent le fer avec le reste d'un vague morceau de fromage.
On vient me claquer la bise. Je souris. D'ailleurs, de toute la soirée, je n'ai cessé de sourire –de ce sourire poli, un peu gêné que les timides et les taciturnes distribuent comme une excuse pour ne pas être plus joyeux. Pour la centième fois de la soirée, je souhaite bonne année à de parfaits inconnus dont j'ignore tout. Des couples se sont formés. Une femme danse seule, sa coupe de champagne à la main, un sifflet à la bouche. Des cotillons pendouillent aux branches du sapin, formant des arabesques étranges qui dégringolent jusqu'au sol jonché de papier cadeau.
Je retourne à la cuisine. Il est trois heures du matin. Un homme dort à la table, ramassé sur lui-même, les épaules rentrées, la bouche mi-close. J'éteins la lumière.
«Quand je ne bois pas, c'est le monde que je ne supporte pas. Et quand j'ai bu, c'est le monde qui ne me supporte pas», disait F. Scott Fitzgerald. Je devrais boire. Je ne peux pas. Je devrais pourtant. Je ne peux vraiment pas, je risquerais de finir aux urgences.
Voilà, une année a passé. Une autre a commencé.
Je sens que je vais bien m'amuser.
Laurent Sagalovitsch