La visite du charpentier
Auteur : Jourdan, Juliette
Alors ? Votre voisin, l’pé Joseph, comment va-t-il, Madame Grincette ?
— Il baisse… il baisse… A mon avis, il baisse de plus en plus, ma pauvre amie… Je ne crois pas qu’il reprenne jamais son rabot, à moins que ce ne soit pour faire son propre cercueil !
— Le failli homme… Il ne laissera point de regrets… un mécréant… un mal commode…
— Jamais les pieds à l’église…
— Ah ! si… pardon, le jour de la saint Joseph… il allait mettre un bouquet de fleurs à la statue.
— Et vous croyez que le bon Dieu en était flatté ?… Qu’il ne Le priait seulement pas ! »
Tandis que, sur la place, les deux commères faisaient son procès, le père Joseph, seul, dans son fauteuil, soupirait. Une seule pièce lui servait à la fois de chambre, de cuisine et d’atelier… Le bois brut et les outils voisinaient avec les meubles, et cela faisait un bizarre décor.
Mais en vain le chêne et le sapin dégageaient-ils leur âcre parfum, le vieux menuisier n’avait plus la force de saisir son rabot pour les travailler.
Derrière la porte, invisible, le diable montait la garde. Pendant soixante ans, il avait réussi à tenir le bonhomme éloigné de l’Église ; il eût été cruel pour l’esprit malin que le père Joseph lui échappât à l’heure dernière.
***
Soudain, on frappa : toc… toc…
« Qui est la ? ›› s’inquiéta Satan.
« Un menuisier de passage qui vient voir son ami.
— Tiens, tiens, laissons-le entrer, pensa le diable ; cela distraira mon client qui pense un peu trop à ses fins dernières. »
L’huis s’entrouvre devant un vieil homme à barbe blanche.
« Eh !… bonjour, père Joseph… Me reconnaissez-vous ? Voilà plus d’un an qu’on ne s’est point vu.
— Bonjour… bonjour… répondit familièrement le vieux, qui ne voulait pas avouer la défaillance de sa mémoire… Et les affaires ?
— Je suis retiré maintenant.
— Vous avez cédé ?
— Vendu… non… vous savez bien que j’ai un fils.
— Un fils ? Ah ! si seulement j’en avais un, moi aussi, je ne mourrais pas comme un chien.
— Mourir ? Qui vous parle de mourir ?
— Ta… ta… ta… Je suis bien fini… regardez mes membres qui tremblent… J’ai voulu prendre un rabot pour terminer ce travail… un travail urgent… il m’est tombé des mains…
— Un ouvrage pressé ? Qu’à cela ne tienne… mon Fils est à la porte, Il le terminera pendant que nous causons.
— Mais…
— N’ayez crainte… c’est un bon ouvrier. »
Déjà le visiteur s’était levé, entrouvrait la porte, appelait : « Hep !… hep !… » Et un beau gars entra… ni blond, ni brun, ni trop petit, ni trop grand, bien bâti, bien musclé… Il salua gentiment et s’installa devant l’établi.
« Quand j’avais son âge… » commença son père.
Mais le père Joseph ne l’écoutait pas. Ses yeux étaient rivés sur le jeune homme. Jamais il n’en avait vu de pareil. Sous ses doigts, souples et effilés, le chêne se façonnait comme une cire… les copeaux volaient sous la caresse du rabot… Son travail tenait du miracle.
Satan, derrière la porte, commençait à s’inquiéter… car toute espèce de perfection ou de beauté lui donne la chair de poule ; il était mal à son aise, l’air lui devenait irrespirable.
***
Que se passait-il ?
« Ça alors… ça alors… marmonnait le père Joseph, ça alors… c’est un ouvrier… Vous en ferez quelqu’un plus tard.
— Plus tard, soupira le visiteur, vous ne m’avez donc pas reconnu, l’ami ? « Le fils du charpentier ».
Le diable bondit, fou de rage ; il a compris. Si le Sauveur est dans la place, ça va mal.
— Il va vouloir te confesser ; prends garde : Il va vouloir te confesser, rugit-il à l’oreille du bonhomme pour le mettre en colère.
Mais l’étrange ouvrier n’avait pas bronché, tout absorbé dans son travail… De son doigt, Il vérifiait le poli du bois.
Il ne regardait pas le père Joseph.
Le père Joseph, lui, Le regardait.
Et il lui semblait, à Le fixer, qu’une lumière se dégageait du jeune menuisier. Et cette clarté-la grandissait, l’éblouissait, l’aveuglait. Et, dans cette clarté, il revoyait toute sa vie laide, vilaine, maussade.
Ah ! s’il avait toujours fixé son regard sur Dieu comme aujourd’hui… combien elle eût été différente !
« Il va vouloir te confesser », hurlait le diable.
Se confesser… mais le père Joseph fut le premier à crier :
« J’ai péché… j’ai péché… j’ai péché… J’ai fermé les yeux à votre lumière, Seigneur, j’ai travaillé dans le noir, dans la haine, sans amour, sans idéal ; j’ai travaillé sans Vous : ma vie est manquée, pardon, mon Dieu… pardon ! »
***
« Pardon, mon Dieu… pardon !…
— Vous voyez bien, Madame Grincette, qu’il a encore sa connaissance », murmure l’abbé qui vient de lui donner une dernière absolution.
« Pardon, mon Dieu… pardon !…» murmure plus faiblement le vieux menuisier, passant de sa vision à la réalité.
« Il meurt tout de même en chrétien, marmonne la voisine ; une chance pour lui… je rentre, je le trouve seul, divaguant, renversé dans son fauteuil. Et tout juste, Monsieur le Curé, vous passiez dans la rue… Une chance, je vous dis…
— Une chance, murmure l’abbé, ou plutôt… la dernière visite de saint Joseph. »
Juliette Jourdan.