On n'ose pas vraiment penser ou rien dire cette nuit. Aussi je m’abstiendrai. Comme il est écrit dans Isaïe (21, 11-12) : « – Veilleur, où en est la nuit ? Le veilleur dit : – Le matin vient, la nuit aussi. » Pourtant nos cœurs doivent s’élever vers la joie du shabbat. Ainsi soit-il. De notre toute petite joie et de nos tristes pensées nous formerons une arche que nous élancerons jusqu’au ciel… Pour nous accompagner cette nuit, un conte de ma Bretagne, rapporté par Anatole Le Braz.
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La messe des âmes
Mon grand-père, le vieux Chatton, s’en revenait un soir de Paimpol, où il avait été toucher des rentes. C’était la veille de Noël. Tout le jour, il avait neigé, en sorte que la route était toute blanche ; blancs aussi étaient les champs et les talus. Craignant de perdre son chemin dans toute cette neige, mon grand-père faisait marcher son cheval au pas.
Comme il arrivait près de la vieille chapelle en ruines qui est en contre-bas de la route, sur le bord du Trieux, il entendit sonner minuit. Et aussitôt une cloche aux sons grêles se mit à tinter, comme pour la messe.
— Tiens, pensa mon grand-père, on a donc restauré la chapelle de Saint Christophe. Je ne m’en suis pas aperçu ce matin, à mon passage. Il est vrai que je n’ai pas regardé de ce côté.
La cloche tintait toujours.
Il résolut d’aller voir ce que cela signifiait.
La chapelle se dressait, comme toute neuve, sous la lumière de la lune. À l’intérieur étaient allumés des cierges dont les reflets rougeâtres éclairaient les vitraux.
Grand-père Chatton mit pied à terre, attacha son cheval à une barrière qui était là, et pénétra dans la « maison du saint ». Elle était pleine de monde. Et tout ce monde était d’un recueillement !!… Pas même un de ces bruits de toux qui rompent à tout moment le silence dans les églises.
Le vieux s’agenouilla sur les dalles, à l’entrée du porche.
Le prêtre était à l’autel. Son acolyte allait et venait par le chœur.
Grand-père se dit :
— Au moins, je n’aurai pas manqué la messe de minuit.
Et il se mit à prier, selon l’usage, pour ceux de ses parents qu’il avait perdus.
Le prêtre cependant venait de se tourner vers l’assistance, comme pour la bénir. Grand-père remarqua qu’il avait les yeux étrangement brillants. Chose plus étrange, ces yeux semblaient l’avoir distingué, lui, Chatton, dans toute cette foule, et leur regard restait posé sur lui, fixement.
C’était au point que grand-père en éprouva une sorte de gêne.
Le prêtre, ayant pris une hostie dans le ciboire et la tenant entre ses doigts, demanda d’une voix sourde :
— Y a-t-il quelqu’un qui puisse recevoir ?
Personne ne répondit.
Par trois fois, le prêtre répéta sa question. Même silence parmi les fidèles. Alors, grand-père Chatton se leva. Il était indigné de voir tout ce monde demeurer comme indifférent à la parole d’un prêtre.
— Ma foi, Monsieur le recteur, s’écria-t-il, je me suis confessé ce matin avant de me mettre en route, dans l’intention de communier demain, jour de Noël. Mais si cela peut vous faire plaisir, je suis prêt à recevoir, dès maintenant, le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Le prêtre aussitôt descendit les marches de l’autel, pendant que grand-père traversait la foule pour aller s’agenouiller à la balustrade du chœur.
— Ma bénédiction sur toi, Chatton, dit le prêtre, dès que grand-père eut avalé l’hostie. Une nuit de Noël qu’il neigeait comme ce soir, je refusai d’aller porter le viatique à un moribond. Voilà trois cents ans de cela. Pour que je fusse délivré, il fallait qu’un vivant acceptât à communier de ma main. Merci à toi. Tu me sauves, et tu sauves en même temps toutes les âmes défuntes qui sont ici présentes. Au revoir, Chatton, au revoir, à bientôt, dans le paradis !
À peine achevait-il ces mots, que les cierges s’éteignirent.
Grand-père se retrouva seul dans un édifice en ruines et qui n’avait pour toit que le ciel ; il se retrouva seul, au milieu des grandes ronces et des bouquets d’orties qui avaient envahi toute la nef. Il eut mille peines à s’en dépêtrer. Il remonta à cheval et continua son chemin.
Rentré chez lui, il dit à sa femme :
— Il faudra te résigner à me perdre, avant qu’il soit longtemps. J’ai déjà reçu le viatique. Mais, console-toi. Ce viatique doit me conduire tout droit en paradis.
Quinze jours après, il mourut.
(Conté par Charles Corre, dit Charlo Bipi. — Penvénan, 1885.)
(Anatole Le Braz, La Légende de la mort en Basse-Bretagne, 1893)