Le Purgatoire et la théologie orthodoxe
L’orthodoxie s’efforce en toutes choses de tenir la Tradition indivise, commune à l’Orient et à l’Occident. Si elle récuse le Purgatoire des Latins, c’est qu’elle le comprend comme un theologoumenon, une option théologique, n’appartenant pas en elle-même au noyau dogmatique et présentant de lui une interprétation toute particulière, renchérissant sur une vérité, elle indiscutable, de manière discutable qui pour autant ne semble souffrir aucune discussion.
Tout d’abord, elle considère qu’il n’existe aucun indice scripturaire, c’est-à-dire aucun élément probant dans les Écritures, qui justifierait la notion d’un « lieu » défini, d’un « temps » susceptible d’être allongé ou abrégé, préparatoire au bonheur éternel, sous forme de souffrances consécutives à une impréparation avant la mort.
D’autre part, il lui répugne qu’on établisse une sorte de barême judiciaire qui vienne donner lieu à une controverse des indulgences. Tout cela lui semble porter atteinte à la pureté de la foi, telle qu’elle s’exprime dans l’usage le plus anciennement attesté de l’Église envers les défunts.
En effet, dans ces temps heureux (d’unanimité), il existait deux situations, deux catégories de trépas. Ou vous mouriez martyr, et alors on vous priait. Ou vous mouriez autrement, et l’on priait pour vous, on vous confiait au Christ, on priait pour votre salut (puisque le critère du martyre ne vous était pas applicable, qui vous eût conféré aussitôt, et sans doute possible, la palme). Dans un cas vous étiez un chrétien avéré ; dans l’autre, ne pouvant en décider, on demandait à Dieu qu’Il vous rende digne de Lui et du bonheur éternel, qu’Il fasse de vous un saint si ce n’était déjà fait.
L’Église orthodoxe prie intensément pour les défunts. Elle prie à l’occasion des huit jours après le décès, et encore ensuite. La panikide (absoute en rite oriental), qui n’est pas chantée seulement lors des obsèques, comprend de longues invocations pour le repos de l’âme du défunt. C’est dire combien précieuse est estimée la prière de l’Église en faveur des défunts.
Et cette insistance suppliante ne provient nullement de la notion, hérétique, d’une probabilité dominante des peines éternelles ou de l’improbabilité du bonheur éternel. Cela provient de la conscience de la sainteté de Dieu et que notre sanctification est nécessaire pour aller jusqu’à Sa demeure. L’Église intercède donc pour le défunt. Elle l’aide à accomplir son parcours en demandant pour lui la miséricorde de Dieu, la prière de l’Immaculée et des saints.
L’orthodoxie croit donc qu’une purification peut s’avérer très nécessaire pour aller au Ciel. Toute sa pratique, toute sa prière le montre assez. Nous pouvons à partir de là poser la question s’il existe une véritable divergence, un réel désaccord en la matière avec les catholiques. Le point de divergence se situerait-il par rapport à la définition de la mort ? Après la mort physique, clinique, l’Orient ne considère pas que l’âme soit fixée dans son état et ses choix. Voyant plus clairement la valeur de ses actes passés, elle est à même de poser un nouveau choix en meilleure connaissance de cause, et surtout en voyant clairement l’amour de Dieu pour elle. Se placer à un niveau de réponse valable et méritoire peut demander du délai. Mais comment comprendre ce temps hors du temps ?
Notons qu’il n’est pas contraire à la foi catholique de croire que l’âme, en un certain nombre de cas, ne « s’en va » pas tout de suite après la « séparation » du corps, qu’après la mort clinique il peut exister une certaine durée avant le départ définitif. Pour autant, on n’identifie pas le purgatoire avec ce laps de temps. Les espoirs de s’entendre sur cette base avec les orthodoxes restent minces, d’autant que, de leur côté, ils continuent, longtemps après la mort, lors de la divine liturgie, au nom des défunts pour lesquels priera le prêtre, à apporter des prosphores (pains d’offrande), dont chaque fragment sera disposé symboliquement sur la patène (plus large que dans le rite latin et surmontant un support) à part de l’ « agneau » (la partie consacrée découpée dans la première prosphore), pour faire mémoire du défunt, ce qui revient à le voir dans la « mémoire de Dieu », mais aussi à demander pour lui, le cas échéant, l’ « éternelle mémoire ».
Il faudrait examiner ce qu’orthodoxes et catholiques peuvent considérer comme théologoumènes, c’est-à-dire comme conceptions répondant à la sensibilité de chacun. On pourrait alors appliquer le principe in dubiis libertas, et les catholiques pourraient même en profiter : liberté de voir les choses de diverses façons, à condition bien sûr de ne pas oublier de s’entendre non seulement sur l’essentiel mais sur l’important, selon l’autre principe in necessariis unitas.
Peut-être, en réalité, l’orthodoxie croit-elle si fort en la puissance, d’une part de l’intercession de l’Église unie à la Mère de Dieu et aux saints, de la « philanthropie » divine d’autre part, qu’elle se choque de la règlementation, ou qui lui paraît telle, occidentale, laquelle semble imposer des limites à cette double efficacité, à ces deux efficacités conjointes et réciproques, et douter que, d’un côté la prière soit immédiatement entendue et que, de son côté, la Miséricorde divine soit bien vite illuminatrice et sanctificatrice.
Pour nous résumer, disons que l’Orthodoxie ne tient pas le purgatoire, mais tient la purification possible après la mort comme étant de foi.
P. Jean-Paul Maisonneuve, né en 1951. Jésuite. Travaille en lien avec les communautés russes et gréco-catholiques. Traducteur de Silouane de l’Athos.
Source : Le Purgatoire et la théologie orthodoxe - Revue Résurrection