Faut-il continuer ? - Si vous voulez, mais alors juste un dernier exemple pour illustrer l'intérêt des remarques de l'auteur précité.
Voici :
"Les races. écrivait récemment l'anthropologue et généticien Jonathan Marks, sont "comme les anges. Beaucoup de gens y croient, avec dévotion. Ils peuvent même vous dire quelles sont leurs caractéristiques. Mais plus vous posez de questions précises à leur sujet, plus vous cherchez à saisir quelle est leur vraie nature, plus les réponses se font vague".
Face au scepticisme des savants (le numéro de décembre 2003 de la revue Scientific American posait la question "Le races existent-elles ?", et sa réponse était : "d'un point de vue strictement génétique, non.", on n'a délaissé la race comme entité biologique que pour mieux la réinventer comme entité sociale ou culturelle. Et la notion d'identité - c'est à dire ce dont la diversité fait la diversité - découle précisément de cette réinvention.
Or, si les races n'existent pas et si, comme nous le montrerons par la suite, les cultures par lesquelles nous avons tenté de les remplacer n'existent pas vraiment non plus, pourquoi nous accrochons-nous avec tant de détermination à la conviction qu'elles existent ?
Parce que nous préférons l'idée d'égalité culturelle à celle d'égalité économique. Et que nous préférons de beaucoup l'idée de "guerre des cultures" à celle de lutte des classes.
Deux anecdotes illustrent mon propos. L'une date de la fin du XIXe siècle, l'autre de la fin du XXe.
1.
En 1892, un jeune homme prend un train en partance de la Nouvelle-Orléans et à destination de Covington, en Louisiane. La Louisiane vient d'appliquer la ségrégation raciale dans les trains; il a donc le choix entre un wagon réservé aux Blancs et un wagon marqué 'Personnes de couleur". Bien que le jeune homme ait la peau très clair (il n'a qu'un huitième de sang noir, et son avocat déclarera plus tard que la part de "sang de couleur" est chez lui indiscernable), lorsqu'il entre dans le wagon réservé aux Blancs on l'identifie comme Noir, et le chef de train lui demande de sortir. Il refuse : on l'arrête. Comme son but est de faire déclarer illégal la pratique de la séparation des races, il demande immédiatement une audience devant la Cour suprême de Louisiane et, quand il perd son procès, il fait appel devant la Cour suprême des États-Unis, son avocat soutenant que "l'État n'a aucunement le droit de distinguer les citoyens selon des critères de couleur" et que "la décision du chef de train de cataloguer son client comme Noir était arbitraire". Le procès n'en est pas moins perdu une nouvelle fois. Il existe des différences physiques entre les Blancs et les Noirs, et ces différences légitiment la volonté de l'État de la Louisiane de faire voyager les Blancs et les Noirs dans des wagons distincts.
Le verdict du procès Plessy contre Ferguson fit jurisprudence , et inaugura officiellement plus d'un demi-siècle de ségrégation et de "Jim Crow", un demi-siècle d'écoles séparées, d'hôpitaux séparés, de distributeurs d'eau "réservé aux gens de couleur", et tout à l'avenant.
On appelle lois "Jim Crow" les lois de ségrégation raciale promulguées au XIXe siècle, après la guerre de Sécession, par les États du sud des États-Unis. Ce nom est tiré d'une chanson et d'un spectacle (crée par Thomas Rice en 1828), mettant en scène la caricature d'un Noir du Sud (le rôle de Jim Crow) joué par un Blanc au visage noirci au cirage.
2.
La seconde anecdote se déroule au XXe siècle. Une femme de la Nouvelle-Orléans du nom de Susie Guillory Phipps se rend au bureau de l'état civil pour obtenir une copie de son extrait de naissance dans le cadre d'une demande de passeport. Nous sommes en 1977, et la conjoncture n'a évidemment plus grand-chose à voir avec ce qu'elle était en 1896. La ségrégation a été abolie et personne - pas même le tribunal de Louisiane qui aura à trancher en 1985 la question de savoir si Susie Phipps est blanche ou noire - ne croit plus aux instincts raciaux de celle-ci; de fait, l'idée même d'une classification raciale des individus sera décrétée par le tribunal en question "scientifiquement inadmissible". Quant aux différences physiques, dont l'affaire Plessy contre Ferguson avait déjà mis en avant la relative ténuité (qu'on se souvienne : la part de "sang de couleur" de Plessy était indiscernable), elles sont, dans l'affaire Phipps, d'une invisibilité qui confine au risible : avec ses cheveux blonds et sa peau claire, Mme Phipps a vécu pendant quarante-trois ans sous l'identité d'une femme blanche, et jamais personne n'avait remarqué sa différence avant que le certificat de naissance délivré par le bureau de l'état civil ne la décrète "de couleur". Lorsque ce dernier refuse de changer son extrait de naissance, elle décide, comme Homer Plessy, d'intenter une action en justice. Et, tout comme Homer Plessy, elle perd son procès.
Si nous rapprochons néanmoins ces deux histoires, c'est qu'elles témoignent avant tout de la permanence, non d'un système de ségrégation raciale, mais de l'idée même de race, de la conviction que l'on peut distinguer différents types d'êtres humains en les assignant à différentes races.
Dans une société officiellement raciste comme celle ou vivant Homer Plessy, c'était là, naturellement, une question déterminante : pour pouvoir exclure les Noirs, il faut d'abord être en mesure de savoir qui est Noir. Dans une société comme la nôtre, ou il ne s'agit plus de mettre la référence raciale à l'index mais, au contraire, de la respecter, cette question est tout aussi cruciale : pour pouvoir louer l'identité noire (la Blackness), il faut d'abord être en mesure de la définir. Or c'est précisément sur la possibilité même d'une telle définition que les derniers développements de la science de la race ont jeté le doute.
Malgré le caractère potentiellement embarrassant de cette interrogation (en effet, si les races n'existent pas, en quoi consistent alors les différences que nous respectons ?), la difficulté de cerner avec exactitude le concept a grandement contribué à le maintenir au centre du débat. L'idée de race étant passée du statut de fait biologique à celui de fait social, on s'est mis à concevoir la diversité raciale comme une diversité culturelle, et cette conception d'un monde tissé de différences culturelles (plutôt qu'économiques, politiques ou religieuses) s'est avérée très séduisante. De ce point de vue, on pourrait même dire que plus le concept de race est devenu flou, plus il est devenu un modèle applicable à n'importe quel type de différence."
Walter Benn Michaels, p. 53
Commentaire :
On voit ici la provenance de ce besoin de distinguer différents types d'humanité, même si pour cela les différences seraient relativement utopiques et floues, au nom d'une justice égalitaire. Les gens tiennent mordicus à se distinguer des autres, à pouvoir cataloguer les autres ou à s'enfermer eux-mêmes dans une catégorie à part.