Le choix d'une vie d'ermite
Photos Éric Franceschi
Depuis vingt-cinq ans, elle a fait le choix d’une solitude radicale en montagne. Ermite, Sœur Catherine a accepté de se mettre un moment dans la lumière médiatique pour faire connaître cette vocation très ancienne.
Le mercredi des Cendres 1995, vous venez vivre dans l’ermitage où nous nous tenons, un cabanon posé sur une crête battue par les vents dans les Alpes du sud, sans eau ni électricité. Pourquoi ?
Parce que Dieu s’était, un jour, révélé à moi comme Dieu d’amour. J’ai compris alors qu’il était dépositaire de mon bonheur. Quelques années plus tard, dans la prière, j’ai entendu : « Je te demande de me suivre dans la solitude d’un ermitage. » Je prends un risque en vous disant cela. Mais c’est délibéré : l’expérience d’entendre une parole de Dieu n’est pas si rare.
Quand « Dieu s’est révélé à vous », vous étiez croyante ?
Non. Pas plus que le reste de ma famille, d’ailleurs. Je faisais du secrétariat dans une petite entreprise, et c’est une conversation avec mon jeune patron qui a tout déclenché. Un jour qu’il plaisantait sur l’encombrement de mon bureau, je lui dis que mon travail ne me rendait pas heureuse à proportion des efforts que je déployais.
Il se lança alors dans un discours inattendu : je faisais fausse route, selon lui, parce que Dieu est la source du bonheur. Il me fallait entrer en contact avec lui. Puis il m’expliqua que ma vie serait transformée si je consacrais une demi-heure chaque jour à la prière silencieuse.
Et vous lui avez fait crédit ?
Il était compétent, humain. Crédible. Pour lui, Dieu n’avait rien d’abstrait. Il m’a suggéré de m’introduire à la prière en répétant : « Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, pauvre pécheur. »
J’ai suivi sa recommandation. Très rapidement, la phrase a eu une vie en moi. Elle m’habitait. Après quelques mois, un jour, pendant la prière, je me suis sentie inondée d’amour, aimée personnellement.
Jésus-Christ était Dieu fait homme, il était Amour, offert à tous ! C’était, je pense, une expérience de l’Esprit saint. J’ai lu les Évangiles, et commencé à recevoir les sacrements. Dieu prenait tant de place dans ma vie que je pensais à la vie monastique. C’est alors que j’ai entendu l’appel à la vie érémitique.
Aviez-vous un accompagnement spirituel, pour confirmer votre discernement ?
Oui. Quand j’ai confié l’appel que j’entendais, la personne qui m’accompagnait est restée sans voix. Je suis entrée dans une communauté monastique pour un temps de formation et j’ai été accompagnée, notamment par un moine semi-ermite expérimenté.
J’ai cherché un ermitage. Celui-ci, inhospitalier au possible, était inoccupé. J’ai demandé à Dieu : « Si tu veux que je reste, il me faut un poêle à bois, et quelqu’un pour le porter. » Dans les 15 jours, j’avais trouvé un petit poêle, et une bergère m’offrait de le monter à dos d’âne.
La solitude est un chemin de vérité.
Vous disposez depuis peu d’un second ermitage dans une autre vallée, plus confortable, pour l’hiver. Mais vous racontez dans votre livre avoir vécu pendant des années exposée au froid en hiver, à la sécheresse l’été. Qu’est-ce qui vous a fait tenir ?
(Après une profonde respiration.) On peut se donner un peu, beaucoup, passionnément…
Je pense que je ne suis pas loin du « à la folie » évangélique, ici. C’est l’endroit où je fais à Dieu le plus grand don de moi-même. Et il me comble.
Si on donne chichement, on reçoit chichement. Le sacrifice du Christ sur la Croix est fécond. Il ne m’est pas difficile d’unir ma petite vie de sacrifice à celle du Christ.
Pour intercéder, par exemple, en faveur de ceux qui peinent, ceux qui sont empêtrés dans des attachements trompeurs.
De quoi vivez-vous ?
L’église demande aux ermites diocésains – c’est mon statut – de s’assumer matériellement.
J’ai toujours considéré que si Dieu m’appelait, il me donnerait les moyens de subsister. J’ai commencé par des petits travaux d’artisanat, dont j’ai vite compris qu’ils ne pouvaient pas me faire vivre.
Mais dès le début de mon installation, des gens ont été touchés de me voir supporter un rude quotidien pour me consacrer à la prière, et ils m’ont soutenue de leurs dons : j’en vis depuis 1995.
C’est fou ! « Nous, on gagne de l’argent et on n’a pas le temps de prier. Acceptez cela et priez pour nous », m’ont-ils demandé.
Que mangez-vous ?
Je me nourris de légumes frais ou secs, de fruits frais et secs, d’œufs, de riz et d’un peu de poisson. Parfois de fromage. L’hiver, c’est oignons et choux : je constate que je tiens mieux ainsi contre le froid. Cet équilibre correspond à mes besoins.
Comment priez-vous ?
Je célèbre les principales Heures de l’office (la prière de l’Église, NDLR), en y développant la prière d’intercession. J’ai un temps d’adoration eucharistique et je communie.
C’est au cœur de ma vie. Je fais oraison plusieurs heures par jour, pour que la prière devienne continuelle.
Et l’intercession imprègne mon quotidien. Les itinéraires spirituels de sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix m’ont guidée dans la voie de l’union à Dieu.
L’ascèse peut être ambiguë ! Si elle nous conduit à mépriser autrui, c’est loupé.
Vous vivez une sorte de Carême permanent ?
Pratiquement. Au début, ma vie de solitude m’a conduite à me voir en vérité, non pas selon les critères de la société, mais au regard de l’enseignement du Christ : ce n’est pas flatteur…
Puis l’ascèse est devenue une façon de prier, au-delà des mots et des bons sentiments. Si je montre à Dieu que le sort d’autrui m’importe plus que mon petit confort, il m’écoute plus volontiers.
L’ascèse est-elle indispensable ?
Dans les Évangiles, les quarante jours au désert du Christ le fortifient avant sa mission et le préparent à sa Passion.
Le retrait vécu au désert procure une certaine lucidité. Il permet d’identifier les illusions et les faux-semblants, de se fortifier en vue des épreuves.
Mais l’ascèse peut être ambiguë ! Si elle nous conduit à mépriser autrui, c’est loupé.
On peut se donner un peu, beaucoup, passionnément… Je pense que je ne suis pas loin du “à la folie” évangélique.
Au désert, après avoir été tenté, « Jésus vivait parmi les bêtes sauvages, et les anges le servaient », selon saint Marc (1, 13). Que comprenez-vous ?
Aucune tentation n’a eu de prise sur le Christ, qui nous est montré dans une communion complète avec l’univers.
L’harmonie voulue initialement par Dieu est restaurée, son dessein d’amour structure à nouveau tout l’Univers dans la paix.
L’espérance chrétienne inclut cette communion avec les animaux, dont nous avons la responsabilité, et les anges, qui veillent sur nous. Loups, serpents, chamois vivent avec vous dans votre désert…
Ce n’est pas toujours paisible ?
Même s’ils m’ont compliqué la vie, ce ne sont pas les loups les plus pénibles, mais les loirs !
À l’époque où je dormais dans la petite grotte à quelques mètres en contre-bas du cabanon, dans la falaise, un loup est venu me renifler une nuit. J’ai ouvert un œil… et me suis rendormie, épuisée par une journée à faire du bois en prévision de l’hiver, sûre d’avoir rêvé !
Mais au matin, j’ai vu ses traces (rires).
Dans les quinze jours, j’ai construit un muret de pierres pour protéger l’entrée.
Et les humains, vous rendent-ils visite ?
Les gens du pays sont respectueux de ma solitude. Ils écrivent une intention de prière sur le cahier de la chapelle, déposent des dons.
Mais depuis trois ans, je suis connue dans les milieux interreligieux. C’est arrivé sans que je le cherche. On me demande des enseignements, des retraites. Je le fais, avec l’accord de mes référents en église.
Nos contemporains s’ouvrent à l’expérience de Dieu vécue dans les autres cultures et les autres spiritualités.
En Asie, être ermite est signe de détachement, alors on m’écoute. Ils ne se retrouvent pas dans la fuite en avant matérialiste, la recherche du profit, qui déshumanisent nos relations.
Ils sont réceptifs à l’expérience vécue. Le visage d’Église que je leur montre leur parle et les réconcilie avec le christianisme.
Propos recueillis par Christophe Chaland
http://www.seraphim-marc-elie.fr/2020/02/le-choix-d-une-vie-d-ermite.html