370.7 [Un festin est donné aux pauvres]. Dans le vaste jardin, les hôtes sont maintenant dispersés et mangent un casse-croûte, en regardant autour d’eux et en se regardant les uns les autres, stupéfaits… Ils parlent et échangent des commentaires sur ce bonheur inespéré. Mais, en voyant Jésus passer, ils se lèvent s’ils peuvent le faire et se courbent pour adorer.
« Mangez, mangez en toute liberté et bénissez le Seigneur, dit Jésus en passant pour aller vers les pièces des jardiniers d’où part l’escalier extérieur qui mène à la vaste terrasse.
370.8 – Oh ! mon Rabbouni ! » s’écrie Marie-Madeleine qui sort en courant d’une salle, les bras chargés de langes et de chemisettes pour les bébés. Sa voix veloutée d’orgue d’or remplit le chemin, ombragé par des festons de roses.
« Marie, que Dieu soit avec toi. Où vas-tu avec tant de hâte ?
– Ah ! j’ai dix enfants à vêtir ! Je les ai lavés et maintenant je les habille. Après cela, je te les amènerai, frais comme des fleurs. Je m’enfuis, Maître, car… tu les entends ? On dirait dix agneaux qui bêlent… »
Là-dessus, elle part en courant et en riant, splendide et sereine dans son vêtement simple et seigneurial de lin blanc, tenu à la taille par une fine ceinture d’argent, les cheveux serrés d’un simple nœud sur la nuque, retenus par un ruban blanc noué sur le front.
« Comme elle est différente de celle qu’elle était sur le Mont des Béatitudes ! » s’exclame Simon le Zélote.
370.9 Au premier palier de l’escalier, ils rencontrent la fille de Jaïre et Annalia qui descendent si vite qu’elles semblent voler.
« Maître ! Seigneur ! s’écrient-elles.
– Que Dieu soit avec vous. Où allez-vous ?
– Chercher des nappes. C’est la servante de Jeanne qui nous envoie. Tu va parler, Maître ?
– Bien sûr !
– Oh ! alors cours, Myriam ! Faisons vite ! dit Annalia.
– Vous avez tout le temps de faire votre travail. J’attends d’autres personnes. Mais depuis quand, ma fille, t’appelles-tu Myriam ? dit-il en regardant la fille de Jaïre.
– Depuis aujourd’hui. Depuis maintenant. C’est ta Mère qui m’a donné ce nom. Parce que… n’est-ce pas Annalia ? C’est aujourd’hui un grand jour pour quatre vierges…
– Oh, oui ! Allons-nous le dire au Seigneur ou en laissons-nous le soin à Marie ?
– A Marie, à Marie. Va, va, Seigneur. Ta Mère t’en parlera. »
Et elles partent en courant, dans la première fleur de la jeunesse, avec de belles formes humaines, mais un regard radieux angélique…
370.10 Ils en sont au troisième palier quand ils rencontrent Elise de Beth-Çur, qui descend gravement avec la femme de Philippe.
« Ah, Seigneur ! Aux uns tu prends, aux autres tu donnes !… Mais que tu en sois également béni ! s’écrie cette dernière.
– De quoi parles-tu, femme ?
– Tu vas le savoir… Quelle peine et quelle gloire, Seigneur ! Tu me mutiles et me couronnes. »
Philippe, qui est à côté de Jésus, l’interroge :
« Que dis-tu ? De quoi tu parles ? Tu es mon épouse et ce qui t’arrive me concerne…
– Tu vas le savoir, Philippe. Va, va avec le Maître. »
Entre-temps, Jésus demande à Elise si elle est bien guérie. La femme, à laquelle sa grande douleur d’autrefois a donné une majesté de reine souffrante [car elle a perdu ses enfants], dit :
« Oui, mon Seigneur. Mais ce n’est pas une douleur que de souffrir avec la paix dans le cœur. Et maintenant, j’ai la paix dans le cœur.
– Et tu vas avoir bientôt davantage.
– Quoi, Seigneur ?
– Va et reviens, et tu le sauras.
370.11 – Voilà Jésus ! Voilà Jésus ! » crient les deux enfants qui ont le visage appuyé contre la balustrade ornée d’arabesques qui borde la terrasse des deux côtés qui donnent sur le jardin, et de laquelle descendent des branches de rosiers et de jasmins en fleurs : c’est en effet un vaste jardin suspendu sur lequel, en cette heure ensoleillée, on a étendu un voile multicolore.
Toutes les personnes occupées aux préparatifs sur la terrasse se retournent au cri de Marie et de Matthias et, laissant ce qu’elles faisaient, elles vont à la rencontre de Jésus aux genoux de qui sont déjà accrochés les deux enfants.
Jésus salue les nombreuses femmes qui se pressent. Aux disciples proprement dites ou aux femmes, filles, ou sœurs des apôtres et des disciples, se mêlent d’autres moins connues, moins intimes [...] Toutes les disciples, toutes les femmes même, quittent le travail des tables pour se serrer autour de lui. Les serviteurs continuent leur travail.
370.12 Marie se tient auprès de son Fils. Dans la lumière dorée qui filtre à travers le grand voile étendu sur une bonne partie de la terrasse et qui prend une délicate couleur émeraude là où, pour arriver à la vue, elle doit pour passer filtrer à travers un massif de jasmins et de rosiers disposés pour faire une tonnelle, Marie paraît encore plus jeune et plus agile ; on dirait une sœur des plus jeunes disciples, à peine plus âgée, et belle, belle comme la plus splendide des roses épanouies dans le jardin suspendu, dans les vasques disposées tout autour qui contiennent des rosiers, des jasmins, des muguets, des lys et autres plantes merveilleuses.
« Mère, mon épouse a parlé d’une étrange façon !… Qu’est-ce qui est arrivé pour qu’elle puisse se dire à la fois mutilée et couronnée ? » demande Philippe, qui brûle de le savoir.
Marie sourit doucement en le dévisageant et elle, qui est si rétive à la confidence, lui prend la main en disant :
« Serais-tu capable, toi, de donner à mon Jésus ce qui t’est le plus cher ? Vraiment, tu le devrais… parce que lui te donne le Ciel et le chemin pour y aller.
– Mais certainement, Mère, je le saurais… surtout si je savais que ce que je lui donnerais pouvait le rendre heureux.
– Il l’a, Philippe : ta seconde fille se consacre elle aussi au Seigneur. Elle l’a dit tout à l’heure, à sa mère et à moi, en présence de nombreuses disciples…
– Toi ! ? Toi ! ? » demande Philippe, ébahi, en désignant une gentille enfant qui se serre contre Marie comme pour qu’elle la protège. L’apôtre a du mal à avaler ce second coup qui le prive pour toujours de l’espoir d’une descendance. Il essuie la sueur soudaine que la nouvelle lui a causée… Il tourne les yeux vers ceux qui l’entourent. Il lutte… Il souffre.
La jeune fille gémit :
« Père… ton pardon… et ta bénédiction… »
Et elle glisse à ses pieds.
Philippe caresse machinalement ses cheveux châtains et s’éclaircit la gorge qui se serre. Enfin il parle :
« On pardonne aux enfants qui pèchent… Toi, tu ne pèches pas en te consacrant au Maître… et… et… ton pauvre père ne peut que te dire… que te dire : “ Sois bénie ”… Ah ! ma fille, ma fille !… Comme la volonté de Dieu est à la fois douce et terrible ! »
Puis il se penche, la relève, l’étreint, lui dépose un baiser sur le front, sur les cheveux, en pleurant… après quoi, la tenant encore dans ses bras, il se dirige vers Jésus et lui dit :
« Moi, je l’ai engendrée, mais toi, tu es son Dieu… Ton droit est plus grand que le mien… Merci… merci, Seigneur, de la… de la joie que… »
Il ne peut poursuivre. Il tombe à genoux aux pieds de Jésus et se baisse pour embrasser ses pieds en gémissant :
« Jamais plus, jamais plus de petits-enfants… C’était mon rêve !… Le sourire de ma vieillesse !… Pardonne-moi ces larmes, mon Seigneur… Je suis un pauvre homme…
– Relève-toi, mon ami, et sois heureux de donner les prémices aux parterres angéliques. 370.13 Viens. Viens ici, entre ma Mère et moi. Apprenons d’elle comment la chose est arrivée parce que, je te l’assure, je n’y suis pour rien. »
Marie explique :
« Moi aussi, je sais peu de chose. Nous parlions entre femmes et, comme cela arrive souvent, on m’interrogeait sur mon vœu de virginité. On me demandait encore comment seraient les futures vierges, quelles fonctions, quelles gloires je prévoyais pour elles. Je répondais comme je sais… Et pour l’avenir, je prévoyais une vie de prière, de consolation pour les souffrances que le monde causera à mon Jésus. Je disais : “ Ce seront les vierges qui soutiendront les apôtres, qui laveront le monde souillé en le revêtant et en le parfumant de leur pureté. Elle seront les anges qui chanteront les louanges pour couvrir les blasphèmes. Et Jésus en sera heureux, et il accordera des grâces au monde, et il fera miséricorde grâce à ces agnelles disséminées parmi les loups…” Et je disais d’autres choses encore. Ce fut alors que la fille de Jaïre me demanda : “ Donne-moi un nom, Mère, pour mon avenir de vierge, car je ne puis permettre qu’un homme jouisse de ce corps qui a été ranimé par Jésus. C’est à lui seul qu’appartient mon corps jusqu’à ce que parviennent ma chair au tombeau et mon âme au Ciel ” ; et Annalia dit : “ Moi aussi, j’ai pensé le faire. Et aujourd’hui, je suis plus légère que l’hirondelle, car j’ai rompu tout lien. ” C’est alors que ta fille, Philippe, est intervenue : “ Moi aussi, je serai comme vous. Vierge pour l’éternité ! ” Sa mère — la voilà qui arrive — lui fit observer qu’on ne peut prendre ainsi une telle décision. Mais elle n’a pas changé d’avis. A ceux qui lui demandaient s’il y avait longtemps qu’elle y pensait, elle répondait “ non ”, et à ceux qui voulaient savoir comment cela lui était venu, elle assurait : “Je l’ignore. C’est comme une flèche de lumière qui m’a traversé le cœur, et j’ai compris de quel amour j’aime Jésus”. »
L’épouse de Philippe demande à son mari :
« Tu as entendu ?
– Oui, femme, ma chair gémit… or elle devrait chanter parce que cela, c’est notre glorification. Elle, notre lourde chair, a engendré deux anges. Ne pleure pas, femme. Tu l’as dit précédemment : il t’a couronnée… La reine ne pleure pas quand elle reçoit le diadème… »
Mais Philippe pleure encore 370.14 ainsi qu’un certain nombre d’hommes et de femmes, maintenant que tous sont rassemblés là-haut. Marie, femme de Simon, fond en larmes dans un coin… Marie de Magdala pleure dans un autre, en tiraillant le lin de son vêtement dont elle arrache machinalement des fils à la bordure qui l’orne. Anastasica pleure en essayant de cacher de la main son visage en larmes.
« Pourquoi pleurez-vous ? » demande Jésus.
Personne ne répond. Le Seigneur appelle Anastasica et l’interroge de nouveau. Elle répond :
« Parce que, Seigneur, pour une joie nauséabonde éprouvée une seule nuit, j’ai perdu d’être une de tes vierges.
– Tout état est bon, lorsqu’on y sert le Seigneur. Dans la future Eglise, il faudra des vierges et des femmes mariées, toutes utiles au triomphe du Royaume de Dieu dans le monde et au travail de leurs frères prêtres. 370.15 Elise de Beth-Çur, viens ici. Console cette femme qui n’est guère qu’une enfant… »
Et, de sa main, il met Anastasica dans les bras d’Elise. Il les observe pendant qu’Elise la caresse et que l’autre s’abandonne dans ces bras maternels, puis il demande :
« Elise, connais-tu son histoire ?
– Oui, Seigneur. Et elle me fait beaucoup de peine, cette pauvre colombe sans nid.
– Elise, aimes-tu cette sœur ?
– L’aimer ? Beaucoup, mais pas comme une sœur. Elle pourrait être ma fille. Et maintenant que je la tiens dans mes bras, il me semble redevenir la mère heureuse d’autrefois. A qui vas-tu confier cette douce gazelle ?
– A toi, Elise.
– A moi ? »
La femme desserre le cercle de ses bras pour regarder le Seigneur, incrédule…
« A toi. Tu ne veux pas d’elle ?
– Oh, Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! »…
Elise, à genoux, rampe vers Jésus, et elle ne sait que dire, de quelle manière, ni que faire pour exprimer sa joie.
« Lève-toi, sois pour elle, saintement, une mère, et qu’elle soit pour toi saintement une fille. Progressez toutes deux sur le chemin du Seigneur. 370.16 Marie, sœur de Lazare, pourquoi pleures-tu, toi qui était si gaie, il y a un instant ? Où sont les dix fleurs que tu voulais m’apporter ?
– Ils dorment, rassasiés, dans la propreté, Maître… Et moi je pleure, parce que jamais plus je n’aurai la pureté des vierges et mon âme toujours pleurera, jamais satisfaite… parce que j’ai péché…
– Mon pardon et tes larmes te rendent plus pure qu’elles. Viens ici, ne pleure plus. Laisse les larmes à ceux qui doivent avoir honte de quelque chose. Allons, va prendre tes fleurs. Allez-y, vous aussi, épouses et vierges. Allez dire aux hôtes de Dieu de monter. Il faut les congédier avant la fermeture des portes, car beaucoup d’entre eux sont disséminés à travers la campagne. »