La gourmandise, on ne va pas en faire tout un plat. Quoique... C'est un sujet aussi sensible que la crème brûlée. On marche sur des œufs meurettes. Osez prétendre, dans un dîner, qu'elle est un vilain défaut, pire, un vice capital qui nourrit en son sein plein de diablotins, et vous allez déguster ! Vous aurez beau citer Ezéchiel - «Voici quelle a été l'iniquité de Sodome votre sœur : [...] l'excès de viandes» -, ou Thomas d'Aquin, vous serez raillé :
- Dieu n'a pas inventé les papilles gustatives pour qu'on ne s'en serve pas ! susurre une asperge blonde qui dépose sur les marches de son palais, des lèvres ourlées de rouge, quelques fraises à la chantilly. S'il y a un mal, il relève plutôt de la médecine que de la morale.
- Le péché, Monsieur, c'est de ne pas goûter les délices de la Création et les merveilles de la gastronomie, observe un homme replet, les babines luisantes.
- D'ailleurs, Jésus, que l'on a accusé être «un glouton et un ivrogne» (Mt 11, 19), a commencé sa vie par le mariage de Cana, où le vin coulait à flot (Jn 2, 1-12), et qui préfigure le Royaume éternel... que l'on compare à un repas de noces ! approuve un traître ecclésiastique au clergyman couleur caviar.
Son ventre devient son dieu. La gourmandise, c'est un «péché mignon», comme le filet du même nom. Un péché enfantin, qu'on évoque avec indulgence et tendresse. Les yeux pétillent, on chuchote en excusant : «Il est gourmet !» Sur les cartes des restaurants chics, «gourmandises» remplace «desserts». Et si, justement, on utilisait le mot de «gourmandise» pour ajouter au plaisir de la bouche celui de la transgression ?
C'est l'orgueil qui a entraîné l'humanité dans la Chute, mais la gourmandise lui passe le plat : «La femme vit que l'arbre était bon à manger» (Gn 3, 6). L'homme cède au Tentateur et se détourne de son Créateur. Mais garde cette soif d'infini qui ne peut être comblée que par Dieu. Il va chercher, en vain (et en vin), son contentement dans les mets de la terre. Il se prend à ressembler au serpent qui rampe sur le ventre. Son ventre devient son dieu, et le fait ramper. Saint Paul fustige durement ceux pour qui «Dieu, c'est leur ventre» (Ph 3, 19).
Pourquoi rechigne-t-on à faire de la gourmandise un péché ? C'est qu'un jansénisme toujours renaissant nous laisse croire que le plaisir est mauvais ou périlleux par nature. On en est venu à identifier gourmandise avec plaisirs de la table. Or le péché, ce n'est pas le plaisir, mais le plaisir immodéré.
Saint Thomas définit la gourmandise comme «le désir désordonné de nourriture». Quel désordre ? Un spécialiste des patates pourries et du confessionnal, qu'on ne peut accuser de laxisme, le Curé d'Ars, répond : «Est-ce que, quand nous aimons ce qui est bon, nous péchons par gourmandise ? Non, nous sommes gourmands lorsque nous prenons de la nourriture avec excès, plus qu'il n'en faut pour soutenir notre corps».
On peut aussi pécher par défaut. Ne pas se nourrir suffisamment (pour ressembler à Kate Moss, l'égérie de Calvin Klein, par exemple), ne pas savoir honorer un plat, avaler son repas en quelques minutes, sont aussi des fautes contre le bon usage de la nourriture et les joies de la convivialité. Comme toute vertu morale, la sobriété, qui règle notre relation à la nourriture, se tient dans un juste milieu.
Une gourmandise peut en cacher une autre. La gourmandise est le péché le plus facile à commettre, le désordre le plus accessible. On peut être gourmand en tout, même en consolations divines (voir en encadré «La gourmandise spirituelle»).
La gourmandise est une mariochka qui cache plusieurs enfants sous ses rondeurs sympathiques. Nous la restreignons souvent à ses excès quantitatifs. Pourtant, notre langue elle-même établit des nuances entre le gourmand, le goinfre, le gourmet, le goulu.
Bien sûr, on est gourmand lorsqu'on dépasse la mesure : cinq sangliers alors que trois suffisent à nous combler. Mais on peut être aussi gourmand selon la qualité, quand on ne recherche que les mets exquis ; selon le temps, lorsqu'on devance l'heure de la satisfaction légitime des papilles. Mais aussi selon la manière de manger, lorsqu'on se nourrit sans souci de convenance ni de politesse. Car se nourrir est un acte social : on pèche en se servant le premier, en attaquant un plat sans attendre son convive, en choisissant la meilleure part, en engloutissant avec avidité...
Les raisons secrètes de nos gourmandises. Les publicités sont alléchantes, les étals tentateurs, les caisses des grands magasins garnies de sucreries qu'on lorgne en faisant la queue. Mais allons plus en amont (avec la psychologie) et en aval (avec la spiritualité) pour saisir les raisons cachées de nos frénésies papillaires, pour comprendre la recette de la gourmandise.
L'aliment est notre toute première expérience de plaisir. Autour des délectations orales se rejouent tous les contentements, mais aussi toutes les frustrations de la petite enfance. La moindre privation de nourriture réveille des manques profonds de consolation - ne dit-on pas d'un homme qui boit qu'il «biberonne» ?
Voilà pourquoi un certain nombre de dysfonctionnements dans le manger et le boire relèvent plus de la blessure que du péché. Ce n'est pas le lieu de parler, ici, de l'alcoolisme (voir encadré «L'alcoolisme est-il un péché ?») ou de l'anorexie-boulimie, pathologies lourdes et complexes. Mais la difficulté à se priver de nourriture, qu'on expérimente durant le Carême par exemple, ont des explications psychologiques et pas seulement morales. Ces blessures excusent, partiellement ou totalement, l'intempérance.
Enfin, il demeure des camouflages volontaires et pécheurs. «On arrive facilement à faire d'un homme un gourmand en flattant sa vanité, soutient C.S. Lewis (voir «T@ctique du Diable»). Il faut lui faire croire qu'il est un fin connaisseur en cuisine.»
Une porte ouverte vers d'autres péchés. N'y a-t-il pas bien pire que la gourmandise ? «La Bruyère, lorsqu'il moque les gourmands, est moins cruel qu'à l'encontre des fats, des avares ou des esprits forts», note l'écrivain Sébastien Lapaque (1).
Mais si la gourmandise est le moindre des péchés capitaux, les Pères du dessert - pardon, du désert - ont observé qu'elle est une bouche ouverte pour d'autres démons. Celui de la luxure bien évidemment (l'excès commence à table et finit au lit). Mais aussi celui de la paresse, de la colère...
D'abord, elle nous rend lourd, au propre comme au figuré. Elle provoque une hébétude de l'intelligence, un affaiblissement de la capacité à saisir les vérités spirituelles. «Tenez-vous sur vos gardes, prévient le Seigneur, de peur que vos cœurs ne s'appesantissent dans [...] l'ivrognerie» (Lc 21, 34). La gourmandise aliène la liberté : «Il nous faut d'abord, en soumettant notre chair, prouver que nous sommes libres», disait Jean Cassien.
La gourmandise dispose à certaines «attitudes extérieures», notait le pape saint Léon : la tendance au bavardage (médisance et calomnie guettent) ; une exubérance qui peut aller jusqu'à la bouffonnerie ; la négligence physique.
Le Purgatoire mérite bien son nom. Insistons : la gourmandise, en elle-même, n'est pas un péché grave. Même saint Augustin lui trouve des circonstances atténuantes : «Dans le manger et le boire, qui est celui, Seigneur, qui ne s'emporte pas quelque fois au-delà des bornes de la nécessité ?» (Confessions X, 31).
Mais elle est un péché clé, un test de maîtrise de soi. «Quand l'estomac est maîtrisé par une contrainte prudente et intelligente, tout un cortège de vertus pénètre l'âme», assure saint Nil Sorsky.
Et si Dante nous annonce, dans La Divine Comédie, que «toute cette foule qui chante en pleurant pour avoir suivi la bouche sans mesure, par faim et par soif, ici redevient sainte», n'oublions pas que cette rédemption se trouve au Purgatoire... qui n'a jamais mieux mérité son nom.
La gourmandise spirituelle
Il existe aussi une gourmandise spirituelle. On rencontre souvent cette tendance chez les nouveaux convertis. Ce gourmand-là ne poursuit plus les délectations de la table mais les consolations de la sainte Table. Il recherche les délices spirituels pour eux-mêmes, préfère la consolation au Consolateur, la sensation de bien-être dans la prière à l'exercice de celle-ci. Cette convoitise affective centre la personne sur elle-même.
Le signe ? Si Dieu ôte sa présence sensible sans ôter sa présence spirituelle - cette présence de grâce qui n'a rien de perceptible -, l'âme est toute désorientée. Ce qui faisait dire au Père d'Elbée dans son livre Croire à l'amour : "Si notre chemin spirituel était plein de roses, qu'est-ce qui nous garantirait que nous allons vers Dieu pour Lui-même et non pour les roses ?"
Pascal Ide et Luc Adrian
Les remèdes à la gourmandise
- Retrouver dans l'aliment un don de Dieu. "Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu" (1 Co 10, 31). Remerciez-Le avant et après chaque repas.
- Rééduquer son corps. L'homme d'aujourd'hui doit réapprendre à écouter son corps entier, et pas d'abord son seul plaisir. Nous savons quand nous passons du besoin satisfait à la jouissance démesurée. Notre corps a une sagesse ; il sait nous dire "stop". Et ne goûte-t-on pas une joie supplémentaire quand on sort de table sans lourdeur ?
- La parole. On prolonge le plaisir par le souvenir : que celui de tel bon repas n'en vienne pas à occuper toute la conversation. Dans le souvenir aussi, la démesure existe.
Inversement, il existe une manière de se plaindre de la nourriture qui manque de réserve. Cette plainte nourrit souvent plus encore les conversations que son objet les estomacs. La tempérance commence par le fait d'accepter le contenu de son assiette.
- Le renoncement. Ne rêvons pas : il est impossible de nous maîtriser sans un minimum de renoncement. Nous saurons qui est maître chez nous - notre volonté ou notre plaisir - seulement le jour où nous apprendrons à dire "non" à certains plaisirs. Si le jeûne nous est tellement difficile pendant le Carême, c'est que nous n'avons guère l'habitude de nous priver le restant de l'année.
Voici quelques conseils simples à appliquer régulièrement : prendre d'un plat que l'on aime moins ou pas ; renoncer à se resservir d'un mets dont on raffole ; ne pas prendre d'un aliment qu'on apprécie.
- L'attitude à table. Un maître spirituel remarquait : "Si tu veux savoir quelle intimité un homme entretient avec Dieu, regarde-le à table. S'il est attentif à chacun, sois assuré qu'il est présent à Dieu. Mais s'il ne pense qu'à se remplir l'estomac, se sert avant les autres, raconte ses histoires sans écouter celle de son voisin, cherche plutôt la compagnie des grands qu'être assis à côté de tout le monde, on peut douter de la profondeur de sa communion avec le Seigneur".
- Poser des actes. Il suffit de passer en revue les différentes espèces de gourmandise et d'en prendre le contre-pied. Par exemple, celui qui devance l'heure peut essayer de se fixer un horaire précis de repas et arrêter de grignoter lorsqu'il rentre chez lui le soir ou qu'il prépare le dîner.
- Traiter la cause. Le plaisir gustatif est une compensation. "On ne peut pas vivre sans plaisir", disait Aristote ; or manger est le plaisir le plus immédiat. On peut donc s'aider à moins manger en se faisant plaisir autrement, et en diversifiant les sources de consolation.
- Méditer l'exemple du Christ. Saint Ignace nous invite à contempler la manière dont Jésus se nourrissait. Didier Decoin ajoute, dans Jésus, l'homme qui riait : "Ce n'est pas seulement pour se sustenter que Jésus passe à table. Manger, c'est être ensemble. Etre ensemble, c'est partager. Partager, c'est aimer. Aimer, c'est Jésus".
Pascal Ide et Luc Adrian