Le père Ventura de Raulica, prêtre italien du XIXe siècle, nous a laissé un extraordinaire héritage du christianisme catholique à travers ses écrits aussi précis que rigoureux. Cela doit nous rappeler que le XXIe siècle est celui de l’abrutissement de masse et des complices du mal qui font tout pour que le public reste cloisonné dans l’ignorance de la majesté du christianisme. Bien loin de cette société de consommation décérébrée, ses écrits nous rappellent la puissance des enseignements de Notre Seigneur Jésus-Christ. Pour se libérer du carcan humaniste, rien de tel que de lire les écrits d’une époque révolue qui brillait par son amour de la vérité autant que par la vérité de l’amour. Pour que le triomphe de Jésus soit complet !
Vous pouvez télécharger, au format PDF, les indispensables versions complètes des « œuvres posthumes du père Ventura de Raulica », « la raison philosophique et la raison catholique » ainsi que sa « biographie ».
Je publie ci-dessous l’un de ses excellents sermons qui édifiera plus d’un lecteur. À savourer comme un précieux trésor !
DEUXIÈME SERMON
SUR
L’ASCENSION DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST.
SUR
L’ASCENSION DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST.
Pro nobis proscursor introtvit Jésus (Hebr. vi. 2 0)
Jésus-Christ est entré dans le ciel comme notre précurseur.
Jésus-Christ est entré dans le ciel comme notre précurseur.
Le prophète David avait prédit que le Messie nous révélerait les voies cachées qui conduisent à la véritable vie, à cette vie qui consiste à voir Dieu face à face, à cette vie qui élève l’âme jusqu’à la droite de Dieu même, à cette vie qui inonde l’âme de délices et de bonheur sans fin. Et en effet, ainsi que Jésus-Christ l’a dit lui-même lorsqu’il conversait parmi les hommes sur la terre, il a été lui-même pour nous la voie, la vérité, la vie. La voie par ses exemples, la vérité par ses doctrines, la vie par les prodiges de son amour. Toutefois, dit saint Ambroise, ce n’est que par le mystère de l’ascension de Jésus-Christ au ciel que la prophétie de David s’est accomplie dans toute sa plénitude ; c’est en réalité par son ascension que Jésus-Christ a enfin ouvert la voie du ciel où se trouve la véritable vie ; cette voie fermée et ignorée depuis tant de siècles, et qui a commencé dès ce jour à être connue de tous, accessible à tous. Tel est en effet l’important résultat de l’Ascension que saint Paul nous invite à méditer, lorsqu’il nous présente dans Jésus-Christ non pas un triomphateur qui ne jouit de sa victoire que pour lui-même, mais en précurseur qui est allé préparer l’entrée du ciel à quiconque voudra le suivre : Pro nobis proecursor introïvit.
C’est justement ce grand et précieux résultat que je vais étudier avec vous dans le mystère de l’Ascension. Avec vous nous chercherons d’abord quel est le dernier terme, le but suprême de notre existence ici-bas ; nous chercherons ensuite quelle est la voie qui doit nous conduire à ce terme désiré. Ces deux points se trouveront résolus par le développement du mystère de l’Ascension.
PREMIÈRE PARTIE
Toute l’économie de la Rédemption est dans cette vérité fondamentale, qui nous a été révélée par saint Paul : savoir, que l’humanité tout entière a été réunie et tout entière représentée en Jésus-Christ. C’est, dit saint Léon, parce que Jésus-Christ réunissait en lui la nature de tous, hormis le péché, qu’il a pu traiter la cause de tous.
Représentés ainsi et compris tous en Jésus-Christ, nous pouvons avec vérité affirmer que tous ses mystères nous sont communs. Aussi, nous dit saint Augustin, « comme sa Résurrection est le fondement de notre espérance, de même son Ascension est notre propre gloire et notre propre triomphe. » Il est entré aujourd’hui dans le ciel moins pour lui-même que pour nous ; il y est entré comme notre représentant, comme notre délégué, pour en prendre possession en notre nom. Il nous en a indiqué le chemin, et nous a assuré tous les moyens d’y parvenir.
« Remarquez bien, en effet, dit ce même Père, que Jésus-Christ n’est monté au ciel qu’en tant qu’il était homme ; car en tant qu’il était Dieu, Fils de Dieu, Verbe de Dieu, il n’a jamais abandonné le ciel, le sein du Père qui l’engendre de toute éternité. »
L’Ascension n’a donc lieu que dans cette nature humaine qu’il a prise pour nous, et en faveur de notre humanité, afin, comme il le dit lui-même, que ses ministres, ses serviteurs, ses amis, ses frères, soient avec lui, dans le même lieu que lui. Nous n’aurons donc aucune peine à comprendre ces paroles de saint Jean Chrysostome :
« Aujourd’hui, dans la personne de Jésus-Christ, les prémices de notre humanité sont montées au ciel. »
C’est encore dans le même sens que saint Augustin a dit :
« Il est à moi ce corps qui fut pendu à la croix, qui reposa dans le tombeau, qui ressuscita le troisième jour, qui aujourd’hui monte au ciel. »
Par conséquent, lorsque Jésus-Christ entre dans le ciel, c’est la nature humaine, c’est cette humanité mortelle qui est transportée au centre même de l’immortalité, qui en prend possession dans la personne de Jésus-Christ.
Si Jésus-Christ n’était pas ressuscité, jamais on n’aurait pu croire à la résurrection des hommes. Saint Paul l’avait bien senti quand il disait :
« Si Jésus-Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine et sans fondement. »
De même, si Jésus-Christ n’existait pas avec son corps vivant dans le ciel, nous n’aurions jamais pu croire que ces corps terrestres, mortels, corruptibles, même épurés et transformés, fussent trouvés dignes d’être admis dans le ciel. Mais maintenant nous savons non-seulement par la promesse révélée, mais par le prodige accompli ; non-seulement par la parole, mais par le fait, à quoi nous en tenir pour notre propre condition : nous n’avons qu’à fixer le regard de la foi sur Notre-Seigneur Jésus-Christ. Comme sa Résurrection a été le gage de la nôtre, de même son Ascension est le gage de notre ascension. Ce que nous voyons réalisé dans le corps de Jésus-Christ nous garantit ce que nous pouvons attendre pour le nôtre. Oui, notre propre corps, comme le sien, sera reçu dans le royaume céleste.
Mais comment concilier tout cela avec la déclaration formelle que Jésus-Christ a faite dans l’Évangile en disant :
« Personne ne peut monter au ciel, excepté celui qui est descendu du ciel, excepté celui qui en devenant le Fils de l’homme n’a pas cessé de résider dans le ciel comme Fils de Dieu ! »
« Gardez-vous, nous dira saint Augustin, de trouver ici la moindre difficulté : par cette même parole, qui semblerait nous interdire l’entrée des cieux, Jésus-Christ nous y appelle et proclame le droit que nous aurons d’y entrer, si nous le voulons bien. »
En effet, dans ce passage il ne parle pas de lui-même comme individu de notre espèce, il parle de lui-même comme chef de l’humanité restaurée dont tous les hommes sont membres. En vertu de cette unité, nous étions avec lui quand il descendit des cieux, s’abaissant jusqu’à nous, de même que nous fûmes avec lui nous relevant et nous transportant jusqu’aux plus sublimes hauteurs des cieux.
Ainsi, par son ascension au ciel, nous qui sommes restés sur la terre, nous ne sommes pas séparés de lui. Nous sommes toujours avec lui ce grand corps de l’Église, dont il est le chef. Son Ascension n’est pas l’élévation d’un individu qui peut rester séparé d’avec d’autres individus de la même espèce : c’est l’élévation du chef d’un grand corps qui est l’Église, et ce chef ne peut rester séparé d’avec ses membres. Il ne peut rester incomplet : si le chef est dans le ciel, les membres doivent s’y trouver aussi et doivent l’y rejoindre. Le chef n’a précédé les membres que pour soutenir leur espérance.
Jésus-Christ, nous disant que personne ne monte au ciel que lui, a donc voulu nous inculquer cette vérité importante : que, si nous désirons monter au ciel, nous devons non-seulement lui ressembler, mais devenir lui-même, c’est-à-dire nous unir intimement à lui et par la foi en ses doctrines, et par l’espérance en ses promesses, et par la charité, fidèle zélatrice de ses lois, et par la grâce sanctifiante qui nous incorpore à lui, qui nous fait devenir une seule chose avec lui, qui réalise entre nous et lui et entre nous tous l’union des trois personnes divines entre elles. Il nous a dit en un mot :
« Soyez mes membres, si vous voulez monter au ciel. »
Le voilà donc clairement révélé, le grand mystère de la fin de l’homme, de son avenir éternel ! La fin dernière de l’homme, c’est son intime union avec Dieu dans le ciel pour l’éternité ; union intime et parfaite, union consommée par l’association de tout notre être, corps et âme, avec le corps et l’âme du divin médiateur !
Les anciens philosophes, pour avoir abandonné les traditions primitives, tombèrent à cet égard dans une double erreur : ils méconnurent le dogme de la résurrection des corps ; et ceux mêmes qui admirent l’immortalité de l’âme en ignorèrent les conditions. Pour beaucoup d’entre eux, ainsi que nous l’apprend Cicéron, l’immortalité n’était que la permanence plus ou moins longue de l’âme après la mort. Durant cette permanence, d’après cette philosophie mesquine et incomplète, autant que peu ferme dans ses allégations, les bons n’auraient trouvé que dans le contentement et la satisfaction d’eux-mêmes la récompense de leurs vertus et tout leur bonheur par delà la tombe. Les méchants aussi n’auraient subi que par le remords et le dégoût d’eux-mêmes un malheur mérité et le châtiment de leurs crimes. Ils n’eurent aucune idée ni de cette intime communication avec Dieu, qui doit dans le ciel faire l’éternel bonheur des élus, ni de cette éternelle, entière et irrémédiable séparation d’avec Dieu, qui constitue le malheur des méchants. Dans les croyances populaires, faibles échos, pales reflets des traditions primitives, obscurcies et enveloppées parmi les fables, on ne trouvait presque plus de restes de ces grandes et capitales vérités.
À leur tour, les philosophes modernes qui ont abjuré les croyances chrétiennes, comme les anciens avaient répudié les croyances humanitaires, n’ont pas été plus heureux. Pour eux, la doctrine de l’âme après la mort consiste à être absorbée dans un tout qui n’existe que dans leurs imaginations maladives, troublées par le doute et aveuglées par l’orgueil. Pour eux, non plus, il n’est pas question de résurrection des corps. Pour eux enfin il n’est pas constant que ce moi humain, dont ils ont fait un Dieu pendant la vie, conserve après la mort conscience de lui-même, ou bien, s’il ne va pas se dissoudre dans l’être universel, dans la nature panthéistique, sans aucune distinction réelle de sa propre individualité. C’est-à-dire que pour ces grands penseurs il n’est pas encore décidé si après la mort il survivra de l’homme quelque chose ou rien. Voilà où en est, avec sa boursouflure et ses progrès, la philosophie moderne !
Disparaissez, ténèbres humaines, devant la lumière divine qui, de la vie entière du Verbe de Dieu fait homme, se reflète sur nous et nous investit de toute part ! Jésus-Christ, ainsi qu’il nous l’a fait remarquer lui-même, était sorti du sein de son Père et venu dans le monde, et, après y avoir souffert, y être mort et s’être ressuscité, le voici qui va quitter le monde et retourner à son Père.
Dans ces quelques paroles est retracée à nos yeux l’histoire complète de l’homme ; elle n’est au fond que l’histoire même du Sauveur des hommes. Là nous découvrons notre condition véritable et tout le plan de nos destinées, retracé en caractères non équivoques ; nous y apprenons que tout ce qui s’est accompli en lui, comme chef de l’humanité, se reproduit en nous qui sommes ses membres. Comme lui, nous venons de Dieu et nous devons retourner à Dieu qui est le principe de notre existence et qui doit être aussi notre fin. Il est mort et nous devons mourir aussi ; il est ressuscité, et nous devons aussi ressusciter. Il est monté au ciel en corps et en âme, et nous aussi après notre résurrection, si nous l’avons mérité, nous monterons en corps et en âme dans le ciel. La porte en avait été fermée par Adam ; elle vient de se rouvrir pour nous. Le chemin en était devenu également difficile à découvrir et à suivre ; il est désormais indiqué à tous, facilité et consacré par les pas du Sauveur. Puisque c’est en tant qu’homme que Jésus-Christ est entré dans la maison céleste ; puisque c’est la double substance de l’humanité qu’il a portée au plus haut des cieux, il nous indique de la manière la plus certaine et la plus intelligible que par la foi en lui tout homme peut prétendre au ciel. Jésus-Christ est allé se placer à la droite de Dieu ; et nous aussi (que cette assurance ne vous étonne pas, mes frères), nous pouvons aller prendre une place à côté de lui, pourvu qu’en deçà de la tombe nous ayons voulu être unis, incorporés avec lui. Oui, ne vous étonnez pas, mes frères, de notre assurance, lorsque nous osons prétendre aller prendre place à côté du Fils de Dieu, jouir éternellement de Dieu, vivre éternellement en compagnie de Dieu, partager éternellement la gloire de Dieu. Le mystère de ce jour est hautement proclamé dans le monde entier, précisément pour faire entrer dans tous les cœurs chrétiens cette noble assurance. L’Apôtre des nations ne l’avait pas compris autrement, alors qu’il attribuait au mystère de l’Ascension une efficacité même présente et actuelle : Par sa résurrection, s’écriait-il, Jésus-Christ nous a déjà ressuscités ; par sou ascension il nous a fait asseoir, en la personne de Jésus-Christ, sur un trône céleste !
Telle est donc, mes frères, la doctrine du christianisme touchant la fin dernière de l’homme, touchant ses éternelles destinées ! Quel plus noble but de notre existence, quel plus magnifique terme à proposer aux épreuves d’ici-bas ! Le chrétien peut donc se dire à lui-même, parmi les splendeurs du mystère de l’Ascension :
« Je n’existe que pour me sanctifier dans le temps, en servant Dieu comme mon maître ; et pour jouir, dans l’éternité, de Dieu comme mon rémunérateur. »
Le Dieu qui a été mon premier principe est aussi ma dernière fin. Créé par lui, je n’existe que pour lui. Mon terme est aussi glorieux, aussi sublime que mon origine. Je viens de Dieu, je dois retourner à Dieu ; je suis la propriété de Dieu. Je tiens à Dieu par les deux bouts de mon existence, par mon principe et par ma fin. Je suis une chose sacrée, céleste, divine, estimée de Dieu, du plus grand prix. Je suis le seul être du siècle présent qui appartienne au siècle futur. Voyageur sur la terre, je suis le candidat des cieux. La terre, avec toutes ses richesses, n’est que le lieu de l’exil ; c’est le ciel qui est ma patrie. La terre est le lieu du mérite et du travail ; c’est le ciel qui est le lieu du repos et de la récompense.
Les créatures ne sont que des moyens et des instruments ; Dieu seul est ma fin et le terme de toutes mes pensées. Dieu ne m’a placé dans le temps que pour m’assurer le bonheur de l’éternité.
Nous avons, je crois, donné une réponse suffisante à la première question que nous nous étions proposée : Quel est le but, quelle est la fin suprême des destinées de l’homme ici-bas ? Il nous reste à résoudre la seconde question : Par quelle voie l’homme doit-il marcher pour arriver au terme de son pèlerinage ?
DEUXIÈME PARTIE
À la pensée de la gloire et de la magnificence qui accompagne l’ascension de, Jésus-Christ dans les cieux, on ne peut s’empêcher de s’écrier avec saint Bernard : Heureux terme ! Heureuse conclusion du pèlerinage du Fils de Dieu sur cette terre ! Mais considérons de quel lieu est parti le divin triomphateur, et nous verrons tout de suite à quelles conditions nous pouvons avoir part à son triomphe ; et quelle est la voie qu’il nous faut suivre pour espérer d’aller le rejoindre au céleste séjour.
Jésus-Christ, montant aux cieux, est parti du sommet de la montagne des Oliviers. Il est parti d’auprès du jardin de Gethsémani ; c’est-à-dire qu’il ne s’est élevé vers les cieux que du même endroit où il s’était prosterné contre terre. Il n’a déployé sa majesté de roi que là où il avait été lié et garrotté comme un esclave ; il n’a été accueilli par les anges que là où il avait été environné de vils satellites ; il n’a paru dans toute sa puissance de Dieu que là où il avait agonisé comme le plus faible des hommes ; il n’a accompli son triomphe que là où il avait commencé sa passion.
Quoi de plus instructif ? Quoi de plus éloquent ? Par là, mes frères, nous apprenons, de la manière la plus saisissante, qu’on ne peut le suivre au chemin de la gloire, selon la pensée de saint Paul, qu’après l’avoir suivi dans le chemin des opprobres. Nous apprenons qu’on ne peut partager ses consolations qu’après avoir partagé ses ennuis et ses douleurs. Nous apprenons qu’on ne peut monter au ciel, après lui, qu’après être monté avec lui sur la croix.
« Si nous souffrons avec lui, avec lui nous serons glorifiés ; si nous sommes associés à ses souffrances, nous le serons à ses consolations. »
Cette grande leçon donnée aujourd’hui par le Fils a eu son entière application dans la Mère. Oui, Marie n’est si près de lui dans le ciel que parce qu’elle a été le plus près de lui sur le Calvaire. Elle n’a été saluée et intronisée Reine des anges et de tous les saints que parce qu’elle avait été la reine des martyrs sur la terre. Elle n’a obtenu la plus riche part dans la gloire et les joies de Jésus-Christ que parce qu’elle avait, plus que toute autre créature, partagé ses ignominies et ses douleurs. Ainsi, dit saint Bernard, l’histoire de Marie vient à son tour élever la voix et s’unir à l’histoire de Jésus-Christ, pour nous répéter cette grande leçon, qu’il faut avoir suivi Jésus-Christ montant sur sa croix pour avoir droit de le suivre montant au paradis. Longtemps avant sa passion et sa mort, le Sauveur et le précepteur du monde avait dit :
« Quelqu’un veut-il venir à ma suite, qu’il renonce à soi-même, qu’il prenne sa croix sur ses épaules et qu’il marche après moi. »
Pour nous bien pénétrer de cet enseignement, n’oublions pas que la croix, chez les anciens, n’était que ce que le gibet, la potence est de nos jours, le supplice des plus vils et des plus odieux criminels. La croix n’avait jamais été jusque-là proposée aux justes comme le signe de la vraie vertu, du vrai bonheur. Lors donc que le Fils de Dieu prononça ces grandes paroles qu’aucune langue humaine n’avait jamais articulées, qu’aucune oreille humaine n’avait jamais entendues, personne ne comprit rien à un langage si étrange et si nouveau.
Que fit donc le Fils de Dieu ? Il voulut ajouter l’acte aux paroles, l’exemple à la leçon. Il porta lui-même le premier sa croix, et ainsi il nous montra en même temps et la nécessité et la manière de porter notre croix à notre tour.
Or, c’est cette même leçon, cette leçon pratique donnée sur le chemin du Calvaire, qu’il renouvelle aujourd’hui sur la montagne des Oliviers. Cette montagne, en effet, ne fut-elle pas le premier théâtre de sa Passion ? N’est-ce pas sur cette montagne qu’il avait accepté la croix des mains de son Père céleste ? N’est-ce pas là qu’il avait commencé à la porter dans son cœur, avant de la porter sur ses épaules ? N’est-ce pas là que la terre ensanglantée avait attesté son martyre, de même aussi que la voie douloureuse et le sommet du Golgotha ? Ici donc, sans avoir besoin de paroles, et par le seul fait plus éloquent que tout autre langage, il nous répète son grand enseignement, sa grande invitation :
« Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix sur ses épaules et marche après moi. »
Ainsi sont condamnés d’avance certains systèmes aussi absurdes que funestes, qui prétendent faire cesser toute souffrance en ce monde et nient audacieusement la nécessité de porter la croix.
Ici je m’arrête pour dissiper certaines préventions qui pourraient tout d’abord s’élever contre nous ; et je demanderai si par hasard on s’imagine que nous, résignés au joug de la croix et désireux de faire partager à tous nos convictions, nous aspirons à voir l’homme toujours et partout souffrant, toujours et partout crucifié… Non, non, mes frères, tel n’est pas le but de l’Évangile. L’histoire est là pour attester que le clergé catholique a pris dans tous les temps aux souffrances de l’humanité un intérêt bien autrement sincère et bien autrement actif et efficace que toute la philanthropie moderne. Non, ce n’est ni parmi les publicistes, ni parmi les philosophes à rêves creux, c’est dans les rangs du clergé catholique qu’il sera donné à chaque pays de trouver des Vincent de Paul, des Camille de Lellis, des Joseph Calasanse, des Thomas de Villeneuve. Loin de nous pourtant la prétention de repousser en bloc tout système nouveau, ni de condamner en masse tous ceux qui se laissent prendre à certaines théories. Nous savons, d’après saint Paul, qu’il y a du vrai dans tout système d’erreur, et des intentions pures, des convictions sincères, des sentiments généreux dans les partis de toute sorte.
Ainsi, en tant que les systèmes auxquels nous faisons allusion voudraient par des moyens légaux et pacifiques améliorer le sort des peuples, diminuer la somme des souffrances qui pèsent sur nos frères, adoucir au moins celles qui resteront toujours, nous n’y verrons que des inspirations généreuses, saintes et tout à fait chrétiennes. Car alléger les maux, même physiques de l’homme, lui procurer des consolations pour ceux auxquels il ne peut échapper, c’est une des grandes pensées de Jésus-Christ, un des grands bienfaits de son Évangile. C’est tout le code de la charité chrétienne ; c’est une des plus constantes préoccupations de l’Église. Pourquoi autrement aurait-elle excommunié tant d’oppresseurs des peuples, aboli l’esclavage, condamné l’usure, flétri de ses anathèmes l’exploitation de l’homme par l’homme ? Pourquoi a-t-elle créé, encouragé cette prodigieuse variété de congrégations, véritables légions de héros de la charité, qui avec un zèle et un dévouement sublimes ont entrepris de lutter contre toutes les misères et toutes les douleurs humaines, et cela avant qu’aucun philosophe, aucun publiciste, eût jamais songé même à rien de semblable ?
Mais en tant qu’on exagérera les systèmes au point de vouloir bouleverser et détruire l’ordre social actuel, au lieu de le corriger et de le perfectionner ; en tant qu’on prétendra substituer à l’ordre présent un autre ordre de choses tout à fait chimérique, païen, impossible ; en tant qu’on voudra fonder une société sur le DROIT, à l’exclusion de tout DEVOIR ; sur l’égoïsme, à l’exclusion de tout dévouement ; sur l’assouvissement de toutes les passions, à l’exclusion de toutes les vertus ; en tant qu’on ira jusqu’à détruire la famille par un sensualisme abrutissant ; la propriété par la communauté des biens ; la dignité de l’homme par l’incertitude de la paternité et par une promiscuité honteuse ; en tant qu’on prétendra décréter la cessation de toutes les souffrances, l’abolition de tous les maux ; et, en un mot, changer la vallée des larmes en un paradis de voluptés, nous le déclarons : nous respectons assez la parole de Dieu, nous aimons assez l’homme, nous connaissons assez l’humanité, pour ne pas refuser d’approuver des rêves aussi absurdes que funestes.
Je dis absurdes d’abord. Car le même Jésus-Christ qui a dit : « vous aurez toujours parmi vous des pauvres », a dit aussi que chaque homme aura des souffrances à endurer, une croix à porter pendant toute la durée de sa vie : Tollat crucem suam. Or, quoi de plus absurde, pour ne pas dire impie et insensé, que de prétendre s’opposer à l’accomplissement d’un double oracle sorti de la bouche du Fils de Dieu ? Quoi de plus absurde surtout que de prétendre, au nom de l’Évangile, donner un démenti à l’Évangile lui-même ? Non, mes frères, il n’en sera pas ainsi. Le ciel et la terre passeront avant que l’on puisse rendre vaine et sans effet une seule parole du Verbe incarné. L’histoire de l’humanité est là pour garantir nos assertions.
Tant qu’il y aura des hommes sur la terre, il y aura des passions ; tant qu’il y aura des passions, il y aura aussi péché et désordre ; il y aura, par une suite nécessaire, misères, maladies, souffrances, souffrances physiques, souffrances morales, sans parler même des châtiments de Dieu, qui ne feront jamais défaut.
La question ne saurait donc être que du plus ou du moins. La pauvreté et la souffrance trouveront-elles ou ne trouveront-elles pas des soulagements, grâce à la sagesse des gouvernements et aux dévouements de la charité ? Là est tout le problème à résoudre. Mais vouloir chercher autre chose que les palliatifs, les adoucissements, la diminution du mal, c’est vouloir se roidir, se révolter contre un arrêt qui n’en recevra pas moins son exécution, c’est poursuivre la réalisation de pures chimères, de tout ce qu’il y a de plus absurde en fait de rêves éclos de cerveaux humains.
Nous avons dû ajouter que non-seulement ces rêves sont absurdes, mais encore qu’ils sont tout ce qu’il y a de plus funeste. En effet, la science humaine, la politique humaine, les lois et les constitutions humaines, impuissantes à guérir les maux qui procèdent de la volonté, plus impuissantes encore à guérir ceux qui résultent de la nature même de l’homme, ne peuvent assurer à tout le monde l’aisance et le bonheur qui sont le rêve de tous. On promet donc, dans toutes ces utopies, ce qu’il n’est au pouvoir d’aucun homme sous le ciel de réaliser, quand on promet à tous aisance et bonheur. On surexcite ainsi les convoitises et les aspirations fiévreuses de l’indigence vers un bonheur impossible, pendant qu’on les dépouille des biens réels qui leur restaient, la paix, la résignation, l’espérance chrétienne. On éveille dans les masses d’horribles instincts, et on ne leur offre, pour les satisfaire, que le crime ou des fantômes. Ainsi, en voulant réaliser le bien être corporel, on ravage, on dégrade, on abrutit les urnes. On leur promet une félicité menteuse sur la terre, et on les met dans l’impossibilité de parvenir au seul véritable bonheur, au bonheur du ciel. On leur fait oublier leurs destinées immortelles, on les fait renoncer à la société des anges pour les convier aux jouissances de la brute.
Ceux donc qui, peut-être par un sentiment généreux, se sont engagés dans de pareilles voies, doivent singulièrement prendre garde à ce qu’ils font. Ils ont voulu se donner comme les amis des hommes en les délivrant de la croix, ils pourraient bien en devenir les plus cruels ennemis, les véritables bourreaux, en leur préparant d’irrémédiables tortures. Nous l’avons dit, nous ne cesserons de le répéter : leurs efforts ne tendent à rien de moins qu’à lutter contre un arrêt divin, irrévocable, inflexible. La croix est la condition inévitable du bonheur qui nous attend au ciel. Cet arrêt, empreint déjà et gravé dans la constitution présente de l’humanité, a été scellé dans la régénération même de l’homme, il a été écrit du sang même d’un Dieu, et Jésus-Christ l’a emporté avec lui dans le ciel comme pour le garder dans les éternelles archives, jusqu’au jour où le signe auguste de la croix précédera le Juge souverain descendant des cieux.
Croyez-nous, mes frères, c’est avec une grande, répugnance que nous répétons devant vous ces terribles leçons, si contraires aux maximes du monde, si dures peut-être et si amères à la délicatesse de certaines personnes. Hommes nous-mêmes, et, par vocation, comme par inclination du cœur, amis des hommes, nous ne voudrions pas, pour tous les trésors du monde, faire inutilement de la peine à nos amis, à nos frères. Nous voudrions, tout au contraire, pouvoir vous dire sans vous tromper, qu’il n’en coûte rien à la nature de devenir disciple de Jésus-Christ. Nous voudrions pouvoir vous dire qu’en flattant la chair, en poursuivant les honneurs, en amassant des richesses, en s’asservissant au monde, en suivant les préjugés, les usages du monde, on peut, par des chemins riants et semés de fleurs, arriver au repos et au bonheur du ciel.
Mais si je vous tenais ce langage, au lieu de vous éclairer je vous tromperais, au lieu de vous édifier je vous aurais scandalisé, je vous aurais montré le chemin de la perdition au lieu de celui de la béatitude. J’aurais en ce jour donné un démenti sacrilège à mon Maître, qui est aussi votre maître, à mon Dieu, qui est aussi votre Dieu. C’est lui qui avait dit longtemps avant sa mort, et qui me semble le confirmer de plus en plus au jour de son ascension :
« Le royaume des cieux est le prix de la violence, la récompense de ceux qui, pour ne craindre aucune violence du dehors, ont commencé par se faire violence à eux-mêmes. »
C’est lui qui a mis pour condition essentielle à notre enrôlement parmi ses disciples, et à notre participation dans sa victoire et son triomphe, ces trois choses indispensables :
- L‘abnégation de soi-même,
- Le portement de la croix,
- L’imitation des exemples du Rédempteur.
L’empreinte de ses pas laissée sur l’ancien théâtre de son agonie, le signe de la croix par lequel il donne à ses disciples sa suprême bénédiction, demeurent comme les dernières notifications de l’irrévocable arrêt. Tout ce que je puis dire pour vous consoler, c’est que, marchant à la suite de Jésus-Christ, vous verrez la foi perdre ses difficultés, la loi ses répugnances, la pénitence ses amertumes, la piété ses tristesses, la voie du salut ses épines, la mort même ses horreurs. Je puis vous parler ainsi en toute assurance et avec toute autorité ; c’est Jésus-Christ lui-même qui a dit :
« Mon joug est suave, mon fardeau est léger. » Note personnelle de 2016 du blog saint Michel Archange : Le joug de Jésus-Christ n’est pas une allégorie ou un style littéraire. Bien au contraire, ce joug existe ! Il correspond aux 72 commandements qui ont été délivrés dans la règle de saint Benoît.
Voilà pourquoi, ce me semble, Jésus-Christ n’a pas voulu quitter définitivement la terre au jour de ses angoisses et de sa mort. Depuis sa résurrection jusqu’au jour de son départ pour les cieux, tout est calme et serein en lui et autour de lui ; il n’a jamais apparu à ses disciples sans leur souhaiter et leur donner la paix. Voilà pourquoi c’est sans le secours d’aucune créature, c’est sans aucun effort de son humanité qu’il s’élève vers les cieux. Il aurait pu s’élever vers les cieux au milieu des tonnerres, des éclairs et des tempêtes. Mais alors il ne nous aurait pas donné ce grand enseignement que nous donne la placidité de son triomphe ; c’est que si les efforts., si la lutte, si les tortures mêmes sont la condition du triomphe, la vertu divine qui éclate en nous par les opérations de la grâce nous élève, quand il plaît à Dieu, tellement au-dessus de la nature, que les tempêtes, les terreurs, les persécutions, les angoisses, les douleurs sont comme si elles n’étaient pas, et alors, portés par la grâce divine, nous nous élevons vers un monde supérieur plus facilement que nous n’avions coutume de retomber, par notre pesanteur naturelle, vers les choses d’en bas.
Considérez donc, mes frères, avec les yeux de la foi, le grand et magnifique spectacle que nous présente l’Église militante, voyageant sur cette terre et suivant les traces du Sauveur, avant de devenir par sa délivrance l’Église triomphante. À sa tête est Jésus-Christ, qui du haut du Calvaire et indiquant sa croix, va répétant la grande leçon :
« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à soi-même, qu’il prenne sa croix sur ses épaules et qu’il marche sur mes pas. »
Immédiatement après lui vient l’auguste Marie, sa divine mère, portant la croix de ses douleurs maternelles, aussi lourde que la couronne de ses privilèges, de ses mérites et de ses vertus. Viennent ensuite les apôtres avec la croix de leur apostolat ; les martyrs, avec la croix de leurs tourments ; les docteurs, avec la croix de leurs études et de leurs luttes contre l’erreur ; les confesseurs, avec la croix de leurs épreuves et des persécutions de toute sorte ; les vierges, avec la croix de leurs alarmes et de leurs mortifications, surmontée du lis de leur pureté ; les pénitents, avec la croix de leurs veilles, de leurs larmes, de leurs tentations et de leurs austérités ; enfin, la multitude innombrable des adorateurs fidèles du vrai Dieu, tous les justes, toutes les âmes pures et saintes des deux Testaments, tous les vrais disciples de Jésus-Christ, de tout âge, de tout sexe, de toute condition, avec les croix diverses de tous leurs héroïsmes secrets et publics, de toutes leurs peines intérieures et extérieures, de toutes leurs privations, de tous leurs ennemis, de tous leurs délaissements. Parmi cette immense multitude de fidèles marchant à la suite de l’Homme-Dieu, il n’en est pas un seul qui, chargé de sa croix, ne présente en même temps le signe de la douleur sur son front, la tristesse du devoir sur son visage, les larmes du repentir dans ses yeux, les traces de la pénitence dans son corps, les stigmates de l’abnégation et du dévouement dans son cœur.
Mais aussi voyez, en même temps comme, au milieu de cette sainte caravane, la joie sincère éclate sans contrainte ! Comme la paix est profonde au milieu des tempêtes du dehors ! Comme la marche est intrépide et le pas assuré ! Ne vous étonnez pas : leurs intentions sont pures et se fixent toujours sur l’objet unique et distinct que l’œil de leur cœur simple et limpide a fixé. Leurs sentiments sont sublimes, rien n’arrête ni n’appesantit le vol de ces colombes affectueuses qui, d’une aile assurée, s’élancent vers Dieu. Leur vie est parfaite, ils n’ont pas craint deviser trop haut ni de prendre pour modèle un type trop parfait, à l’école de celui qui a dit :
« Soyez parfait, comme votre Père céleste est lui-même parfait. »
Non, non, rien ici ne doit nous étonner : la foi est la base de tout l’édifice de leur vertu ; la foi est le premier moteur de tous leurs mouvements ; la foi est la vie de leur vie. C’est la confiance, née de la foi, qui les soutient, c’est l’exemple de Jésus-Christ, auteur et consommateur de la foi, qui les encourage, c’est la charité, transformation de la foi agissante, de la foi qui agit par amour, c’est la charité qui leur fait surmonter, dévorer pour ainsi dire tous les obstacles ; l’esprit de Dieu, esprit tout à la fois de force et de douceur, se fait pour eux onction qui console, flamme qui épure, sainteté qui adorne (note du blog saint Michel Archange : le terme adorner, signifie embellir).
Qu’elle est auguste, qu’elle est aimable, aux yeux de Dieu et des hommes, cette sainte société des élus de Dieu, voyageant sur la terre et citoyens du ciel ! Oh ! Qui nous donnera à vous, à moi, à nous tous marqués du sceau de Jésus-Christ, qui nous donnera de lui être incorporés ? Ne pouvons-nous pas, tout enfants dégénérés que nous sommes du père commun, ne pouvons-nous pas du moins nous glisser dans ces rangs glorieux, à la faveur de l’ombre de la croix, par la tolérance du moins de cette Mère tendre qui ne veut pas qu’aucun de ses enfants périsse ? Hâtons-nous, il est encore temps d’obtenir d’être inscrit dans cette auguste milice ! Si nous ne pouvons prendre place parmi les innocents et les vierges, nous pouvons, il ne tient qu’à nous, être admis parmi les pénitents. Personne n’est exclu ; tout homme est invité, appelé à la suite de Jésus-Christ, pourvu qu’il se présente la croix sur les épaules, l’abnégation dans le cœur autant que sur les lèvres, la résolution de marcher sur les pas de Jésus exprimée par tous les actes de sa vie.
Heureux, mes frères, si la mort vient nous surprendre au milieu de cette sainte société ; dans ce chemin en apparence si rude, si escarpé, si impraticable, mais en réalité si tranquille, si sûr, si délicieux ! C’est, après tout, le seul chemin qui conduise au ciel. Ne différons plus d’y entrer ; car lorsque nous aurons eu le courage de suivre Jésus-Christ au Calvaire, à la croix, à la douleur, à l’humiliation, à la mort, nous serons admis à partager son éternelle gloire, son éternelle vie : Si compatimur, ut et conglorificemur ! Ainsi soit-il.