Le menton posé sur le comptoir, Marco observait depuis la cabane de sa maman Gina le marché de Noël qui s’étalait sous ses yeux. Marco était juste assez grand pour pouvoir regarder le monde qui l’entourait, et il aimait ça. Quand il était plus petit, il n’arrivait pas à la hauteur du comptoir, et ne voyait du monde que le ciel qui se découpait, sa maman, et tous les trésors que la petite cahute renfermait : les tas de petits bonhommes en pain d’épice que maman vendait, bien sûr, les bonbons, les sucres d’orges, mais aussi, dans un coin, à l’abri des regards, le coin favori de maman.
Il y avait là des chapelets, des bouteilles d’eau ramenées de Lourdes, des statues de la Sainte Vierge ou des saints, des croix, et des tas de babioles que papa Alberto appelait des « bondieuseries », en se moquant un peu. Marco savait pourtant que papa aussi, était très croyant.
De toutes façons, chez les Gianni, on croyait au Bon Dieu comme on aimait la pluie, les soirs d’été, le vent dans les cheveux, l’herbe tendre sous les pieds nus, et la liberté.
On voyageait de village en village, de ville en ville, marchands de glaces et de chouchous en été, marchands de pains d’épice et de sucres d’orge en hiver. On était aussi un peu marchands de rêves, pour qui savait s’asseoir un moment, le soir au coin du feu.
Maman Gina racontait les belles histoires qu’elle connaissait de sa maman, qui elle-même les avait reçues de sa maman, et ainsi de suite depuis le début des temps. On disait que le clan avait entendu ses premières histoires d’un ange, à la Création du monde, mais chut, ces histoires-là ne se racontaient pas. Elles étaient tellement belles que quiconque les entendait se mettait à pleurer de joie et à croire au Bon Dieu, sans pouvoir s’arrêter, et mourait de bonheur d’être autant aimé.
Il fallait que les Hommes découvrent Dieu tout seuls, ou sinon ils ne seraient plus libres. Alors, à la place, Dieu et les anges avaient caché les belles histoires dans toute la Création, le reflet du soleil dans un goutte d’eau, le rire d’un petit bébé, un chaton, un câlin. Que les Hommes se débrouillent pour trouver la beauté de Dieu dans toutes ces choses !
La beauté, aujourd’hui, Marco ne la voyait pas. Oh, c’était le même marché de Noël que bien des fois, mais il y manquait quelque chose. Il essaya de deviner quoi.
Il y avait bien la cabane du père René, un « bon vivant » comme il se présentait lui-même, très gros, avec sa moustache, qui souriait aux dames et racontait des histoires pas drôles.
Il menaçait Marco de son gros doigt en le traitant de va-nu-pieds, mais lui donnait en secret des feuilletés tout chauds avec de la viande et des épices. Il lui disait, l’œil humide, qu’il lui rappelait son petit bonhomme, avant qu’il ne devienne grand et idiot…
Un faux méchant, comme disait Maman. Il n’était pas tout à fait comme il le prétendait !
Aujourd’hui, René avait l’air Bougon, ses blagues encore moins drôles, et il n’avait pas fait de signe à Marco pour qu’il vienne chercher son feuilleté.
Il y avait Madame Plume, qui ne s’appelait pas comme ça, mais Marco ne se rappelait pas son vrai nom. Elle vendait des colliers, des parfums, des cailloux magiques, des attrape-rêves, des bijoux faits de plumes, d’où son surnom.
Elle parlait de chakras, de nature, de soins par les plantes, d’essences de trucs et de machin bizarres, mais Marco l’avait vue aller à la pharmacie acheter de vrais médicaments, alors il se disait qu’elle aussi elle n’était pas forcément ce qu’elle prétendait.
Il y avait des dizaines de cabanes, et elles proposaient du vin chaud, des moufles, des gaufres croustillantes, des écharpes, des figurines en bois, des jouets, des parfums, des cartes de vœux, des sifflets, des petites voitures, des saucisses, des chalets miniatures.
Ça sentait les épices et les crêpes dorées, les branches de sapin et le chocolat chaud. Il y avait de la musique, des flonflons, des grelots et des « oh oh oh ! » Une foule de parents, d’enfants, de jeunes et de moins jeunes, des gens fatigués et des gens pressés, des bandes de copains et des gens seuls, se pressaient entre les cabanes comme s’ils voulaient tout voir, tout humer, tout goûter, tout acheter.
Le tout était éclairé par des guirlandes lumineuses et recouvert de neige. Comme à l’ordinaire.
Mais il y manquait quelque chose, Marco en était sûr… Ilregardait tout ça le nez au raz de l’étalage, par-dessus les petits tas de bonhommes en pain d’épice que vendait sa maman.
Il entendit un : pssit pssit ! qui venait de vers ses pieds, en bas, et s’abaissa doucement jusqu’à disparaître aux yeux des passants, comme un sous-marin qui s’enfonce sans un bruit dans l’eau.
Il se glissa dans son petit coin à lui, entre deux tas de cartons, là où maman l’avait laissé s’aménager un petit nid douillet, avec une couverture et des babioles.
Là trônait Patafou, le petit bonhomme en pain d’épices que lui seul entendait, même que les grands disaient qu’il était un peu bizarre de parler à un gâteau comme s’il le comprenait.
– Qu’est-ce que tu vois ? demanda Patafou.
– Il manque quelque chose, murmura Marco.
– Oui, tes chaussures ! dit Patafou, et il avait presque l’air de le gronder. Maman n’aime pas quand tu es pieds nus ! Elle dit que tu vas attraper la mort comme ça.
Marco détestait porter quoi que ce soit aux pieds. Il aimait être libre, et aller pieds nus, même si c’était plus facile en été. Aussitôt arrivé dans la cabane, le matin, hop ! il enlevait ses baskets et il se sentait bien. Et puis, il y avait un petit chauffage, alors ça allait. Il finit par dire :
– Oublie mes pieds ! Je te rappelle que tu ne portes rien toi non plus !
Patafou ne sut pas quoi dire. C’était vrai, il avait un beau pantalon en pâte d’amandes, des boutons rigolos en bonbon, mais pas de chaussures.
– Tu sais, reprit Marco, j’ai beau regarder, je ne sais pas ce qui manque, là dehors, mais il manque quelque chose, c’est sûr !
– Monsieur René est là ? demanda Patafou.
– Oui, il est là, répondit Marco.
– Madame Plume ? La dame aux chapeaux ? Les deux qui vendent des crêpes ? Le Monsieur policier ? Le petit manège ? La musique ? Les grelots ?
À chaque fois, Marco faisait « oui » de la tête.
– Ah, je sais ! s’écria Marco.
Il murmura à l’oreille de Patafou. Celui-ci ouvrit de grands yeux en pâte d’amandes et dit :
– Ça alors !
Marco porta Patafou et les deux amis relevèrent doucement le nez au niveau du comptoir, observant le marché de Noël tels des espions que personne ne voyait.
– Tu as raison, murmura Patafou, il manque l’esprit de Noël !
Dernière édition par Marylin le Mer 25 Déc - 23:26, édité 6 fois