P.-Garrigou-Lagrange: Les Trois âges de la vie Intérieure
CHAPITRE VII
La purification active de sens ou de la sensibilité
" Si oculus taus denier scandalizal le, crue eum et profice es te » (Matth., y, 29.)
Après avoir parlé des péchés à éviter, de leur suite à mortifier et des passions à discipliner, il convient de traiter de la purification active des sens et de la sensibilité, puis de celle de l'intelligence et de la volonté. Nous parlerons ensuite de la purification de l'âme par les sacrements et par la prière, et enfin de la purification passive des sens, qui, selon saint Jean de la Croix, est au seuil de la voie illuminative.
Les principes à appliquer
En traitant plus haut (1) de la mortification en général, selon l'Évangile et selon saint Paul, nous avons vu qu'elle s'impose à nous pour quatre motifs principaux :
1° à cause des suites du péché originel, surtout de la concupiscence;
2° à cause des suites de nos péchés personnels;
3° à cause de l'élévation infinie de notre fin surnaturelle (Dieu vu comme il se voit), qui demande la soumission, non pas seulement des sens à la raison, mais de la raison à l'esprit de foi et à la charité;
4° enfin à cause de la nécessité de porter la croix pour suivre Jésus mort pour nous.
Il faut maintenant appliquer ces principes et voir d'abord ce que doit être la mortification ou purification active des sens et de la sensibilité ou appétit sensitif.
Saint Thomas a traité longuement ce sujet, à propos des passions en général et en particulier, à propos aussi des sept péchés capitaux et de leurs suites, enfin en parlant des vertus qui ont leur siège dans la sensibilité, comme la tempérance, la chasteté, la force, la patience, la douceur, etc.
Parmi les grands maîtres de la vie spirituelle, saint Jean de la Croix a traité ce même sujet dans la Montée du Carmel (1. I, ch. 1v-xii), et au début de la Nuit obscure (I. I, ch. 11 ss.), où il est question des défauts des commençants, ou des sept péchés capitaux transposés dans l'ordre des choses spirituelles : l'orgueil spirituel, la gourmandise spirituelle, la paresse spirituelle, etc.
Il faut se rappeler ici quelle est la nécessité d'observer les préceptes, surtout les préceptes suprêmes de l'amour de Dieu et du prochain, par suite d'éviter tout péché mortel, et aussi de mieux en mieux le péché véniel plus ou moins délibéré. Bien qu'on ne puisse pas, sans un secours très spécial que reçut la Sainte Vierge, éviter continuellement tous les péchés véniels pris ensemble, on peut éviter chacun d'eux en particulier. On doit aussi travailler à supprimer de plus en plus l'imperfection, qui est un moindre bien, une moindre générosité dans le service de Dieu. Le moindre bien n'est pas un mal; mais, dans l'ordre du bien, il ne faut pas s'arrêter à l'échelon inférieur, au moindre degré de lumière et de chaleur. Le juste milieu de la vertu acquise de tempérance, décrite par Aristote, est déjà un bien, sans doute, mais il faut aspirer plus haut : au juste milieu de la tempérance infuse, lequel, du reste, s'élève au fur et à mesure que cette vertu grandit, unie à celle de pénitence, surtout lorsque les dons du Saint-Esprit, comme celui de crainte, nous portent à une générosité plus grande pour mieux nous vaincre et avancer d'un pas plus rapide (2). Il y a, du reste, encore bien des degrés dans cette plus grande générosité, suivant, par exemple, qu'on monte vers le sommet de la perfection par le chemin en spirale, qui est plus facile, ou par le chemin direct tracé par saint Jean de la Croix (3), qui arrive plus vite et plus haut.
Pour éviter le péché et l'imperfection, il faut ici se rappeler que les péchés capitaux disposent à d'autres qui, souvent, sont plus graves, comme la vaine gloire à la désobéissance, la colère au blasphème, l'avarice à l'endurcissement, la gourmandise à l'impureté, la luxure à la haine de Dieu. Nous ne saurions trop demander à Dieu la lumière pour voir la gravité du péché et avoir une plus grande contrition de nos fautes. C'est là, avec la charité fraternelle, un des plus grands signes du progrès spirituel.
Il faut se rappeler aussi que le péché véniel, surtout s'il est réitéré, dispose au péché mortel, car celui qui commet facilement le péché véniel perd la pureté d'intention et, si l'occasion est donnée, il lui arrive de pécher mortellement. Le péché véniel est ainsi sur une pente dangereuse, comme un mur qui nous empêche d'arriver à l'union à Dieu. Sur la voie de Dieu, qui n'avance pas, recule.
De même l'imperfection, ou la moindre générosité, nous dispose au péché véniel; les actes trop faibles (remissi) de charité et des autres vertus, bien qu'ils soient encore méritoires, nous disposent indirectement à redescendre, car ils n'excluent pas autant qu'il conviendrait les inclinations désordonnées qui peuvent nous faire tomber. Nous parlerons surtout de la mortification de la sensualité et de la colère.nous dispose prochainement à un autre plus grave encore; c'est mettre le doigt dans un engrenage où le bras tout entier sera pris.
Il s'agit là d'éviter un péché capital qui conduit à l'inconsidération, à l'inconstance, à l'aveuglement de l'esprit, à l'amour de soi jusqu'à la haine de Dieu et au désespoir (4).
Aussi saint Paul rappelle-t-il fortement la nécessité de cette mortification, dont il donne l'exemple lorsqu'il écrit (1 Cor., lx, 27) : « Je châtie mon corps et je le liens en servitude, de peur qu'après avoir préché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé. » Il s'agit là de la mortification des sens et du corps pour assurer la liberté de l'esprit, pour que le corps n'appesantisse pas l'âme et la laisse vivre d'une vie supérieure (5).
Mortification de la sensualité
Rappelons-nous ici la parole de Notre-Seigneur : « Si Ion oeil droit est pour loi une occasion de chute, arrache- le; la main, coupe-la; car il vaut mieux pour loi qu'un seul de les membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne (6). » C'est ce que la morale chrétienne explique en disant au sujet du sixième commandement : en dehors du mariage, la délectation charnelle directement voulue avec pleine délibération est un péché mortel. Il n'y a pas ici de matière légère. Pourquoi? Paice qu'un tel consentement direct
Saint Thomas (7) enseigne qu'on évite la luxure plutôt par la fuite des occasions que par la résistance directe, qui fait trop penser à la chose à combattre. Au contraire, l'acedia ou paresse spirituelle est vaincue plutôt par la résistance, car, pour y résister, nous pensons aux biens spirituels, et, plus nous y pensons, plus ils nous attirent.
Nous devons aussi être attentifs à éviter le plus possible les mouvements de sensualité même indirectement volontaires, surtout lorsqu'il y a péril prochain de consentement. Il convient ainsi, pour plusieurs, d'éviter certaines lectures (d'ouvrages de médecine, par exemple) qui pourraient devenir dangereuses pour eux à cause de leur fragilité, surtout s'ils font ces lectures par curiosité et non pas par devoir d'état (8 )
De ce point de vue, il faut aussi veiller sur certaines affections qui pourraient devenir par trop sensibles et même sensuelles. L'auteur de l'Imitation (1. 1, ch. vi et viii) nous dit qu'il faut éviter la trop grande familiarité avec les personnes pour jouir de celle de Notre-Seigneur, et que certaines affections trop vives et trop sensibles font perdre la paix du coeur. Sainte Thérèse dit aussi dans le Chemin de la Perfection (ch. iv), que amitiés particulières sont de véritables pestes qui, peu à peu, font perdre la ferveur, puis la régularité, qui engendrent parfois les divisions les plus profondes dans les communautés et compromettent le salut (9).
La mortification du coeur n'est pas moins nécessaireici que celle du corps et des sens.
Enfin, il faut veiller à ne pas rechercher dans la prière les consolations sensibles pour elles-mêmes par une sorte de gourmandise spirituelle (10). Celui qui aime Dieu on pour lui-même, mais pour les consolations sensibles qu'il reçoit ou qu'il attend, n'est pas dans l'ordre. fi s'aime lui d'abord et Dieu ensuite, comme on aime un fruit inférieur à soi. C'est l'ordre renversé et, par suite, la perversion plus ou moins consciente. On abuse alors de ce qu'il y a de plus saint et l'on donne prise à toutes les tentations.
Les jouissances spirituelles, recherchées pour elles- mêmes, vont éveiller les passions endormies dans notre coeur de chair, et, au lieu de prendre la route qu'ont suivie les saints, on glisse insensiblement sur la pente où se sont laissé entrainer les faux mystiques, notamment les quiétistes. Corruptio opimi pessima, la pire des corruptions est celle qui s'attaque en nous à ce qu'il y a de meilleur, à l'amour de Dieu, pour le défigurer et le fausser. Il n'y à rien de plus élevé ici-bas que la vraie mystique, qui est l'exercice éminent de la plus haute vertu, la charité, et des dons du Saint-Esprit qui l'accompagnent; mais, par contre, il n'y a rien de pire que la fausse mystique, que le faux amour. de Dieu et du prochain, qui n'a du vrai que le nom, et qui lui ressemble comme le faux diamant imite le véritable (11). Saint Jean nous dit (I Joan., iv, 1) : « Mes bien-aimés, ne croyez pas à tout esprit, mais voyez par l'épreuve si les esprits sont de Dieu. »
Pour éviter l'illusion, il faut ici l'humilité et la pureté du coeur. Nous pouvons même dire que tout l'enseignement de Notre-Seigneur sur la mortification de la sensualité se résume en cette parole : « Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu. »
Mais il y a une autre mortification sur laquelle l'Évangile insiste beaucoup, c'est celle de l'irascibilité, qui est l'autre forme du dérèglement de la sensibilité, qui se divise, nous l'avons vu, en appétit concupiscible et appétit irascible.
La mortification de l'irascibilité
Nous lisons dans le sermon sur la Montagne (Matth., y, 21) : « Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point... Et moi, je vous dis : Quiconque se met en colère contre son frère mérite d'être puni... Si donc, lorsque tu présentes ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande. Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire, pendant que vous allez ensemble au tribunal.
Un peu plus loin (Matth., v, 38) : « Je vous dis de ne pas tenir lête au méchant; mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre. Et à celui qui veut t'appeler en justice pour avoir ta tunique, abandonne encore ton manteau. n En agissant ainsi, le chrétien ne défend pas âprement ses droits, il pense plus à ses devoirs qu'à ses droits, et il gagne souvent à Dieu l'âme de son frère irrité; il le calme par sa patience et sa douceur. Ainsi ont agi les saints, et souvent ils ont gagné à Dieu les violents qui s'opposaient à eux.
C'est au même endroit que Notre-Seigneur nous dit (Matth., y, 44) : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent... Si vous, aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous?... Les païens même n'en font- ils pas autant? Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »
Et, bien sûr, si l'on agissait vraiment ainsi à l'égard des adversaires (même extérieurement, là où il n'y a pas des intérêts supérieurs à sauvegarder), on arriverait très certainement à la sainteté, à cette perfection surnaturelle, qui est une participation, non pas seulement de la vie angélique, mais de la vie intime de Dieu, à une perfection qui est du même ordre que celle de notre Père des cieux.
Pour y arriver, il faut cette mortification de l'irascibilité qui nous fait acquérir la vertu de mansuétude, non pas la douceur de tempérament, ni la douceur de ceux qui laissent tout couler parce qu'ils n'ont pas d'énergie, ou parce qu'ils ont peur de réagir, mais la vertu de mansuétude qui est une grande force pour se vaincre soi même, pour posséder son âme, la garder dans le calme, dans la main de Dieu, et pour faire ainsi un vrai bien à ceux-là même qui s'irritent contre nous, à ceux qui sont comme le roseau à demi rompu et qu'il ne faut pas briser, tout à fait en leur répondant sur le même ton irrité.
Cette mortification de l'irascibilité est d'autant plus nécessaire que les suites de la colère sont plus graves; car elle porte elle-même à d'autres péchés, parfois jusqu'à l'imprécation et au blasphème.
Par contre, la mansuétude est la fleur de la charité et elle en protège les fruits, car elle fait passer les conseils et même les reproches,. Un reproche fait avec une grande bonté est souvent bien reçu, tandis que fait avec aigreur il ne produit aucun résultat. Ainsi Notre-Seigneur nous a-t-il dit : Recevez ma doctrine, car je suis doux et humble de coeur. »
Il convient de dire ici quelques mots de cette colère qui est le zèle amer dont parlent les auteurs spirituels, et spécialement saint Jean de la Croix, à propos des défauts des commençants (Nuit obscure, 1. I, ch. v).
Quelques-uns, dit-il, se montrent impatients dès qu'ils sont privés de consolations :« Quand le goût et la saveur que donnent les choses spirituelles viennent à manque leur nature est décontenancée, une mauvaise humeur les envahit, ils font sans bonne grâce ce qui leur incombe, se fâchent pour un rien et se rendent parfois insupportables.» Ils ressemblent, dit le saint, au nourrisson mécontent parce qu'on lui enlève le lait (11). Ils tombent aussi parfois alors dans la paresse spirituelle.
D'autres fois, « on s'en prend aux défauts d'autrui sous l'impulsion d'un zèle peu modéré. On blâme les autres, on se laisse entraîner à les morigéner avec aigreur... comme si l'on avait le monopole de la vertu. Il est clair que par là on pèche contre la mansuétude spirituelle ». Et il y a de l'orgueil. On voit la paille qui est dans l'oeil du prochain et non pas la poutre qui est dans le nôtre.
« D'autres, en découvrant leurs imperfections, oublient l'humilité en s'emportant contre eux-mêmes, et ces impatiences montrent bien qu'ils comptaient être saints d'un coup. »
Le saint note que « chez certaines personnes à grands projets et à intrépides résolutions, mais qui ont plus de présomption que d'humilité, la guérison de l'irritation par retour à la douceur spirituelle ne peut venir que de la nuit obscure » ou de la purification passive des sens, dont nous parlerons plus loin.
Enfin le saint remarque : « Il est pourtant à noter aussi qu'une soi-disant vertu de patience n'est parfois qu'un simple manque d'énergie dans la voie du progrès; la lenteur à marcher chez quelques-uns de ceux-là est telle que le bon Dieu juge peut-être que, en fait de patience, ils en ont trop. »
La purification active de la sensibilité ou la mortification que nous nous imposons à nous-mêmes doit faire disparaître ce double désordre de la sensualité et de l'irritabilité; mais elle ne peut complètement le supprimer; pour achever son travail, il faut une purification plus profonde : celle qui vient directement de Dieu même, lorsqu'il met la sensibilité dans une aridité spéciale et prolongée, où il nous communique une lumière supérieure, celle du don de science, science de la vanité de toutes les choses terrestres, qui est une grâce non sensible, mais toute spirituelle. C'est la purification passive des sens, dont nous parlerons plus loin, et qui est une des formes de la croix salutaire que nous devons porter pour arriver à la vraie vie de l'esprit, qui domine les sens et nous unit à Dieu.