Ils ont baptisé l’opération « The Red Hat Report ». Red hat par référence à la toque rouge (la barrette) que les cardinaux reçoivent du pape lorsqu’ils sont élevés à cette haute dignité. « The Red Hat Report », donc, est une enquête lancée par un groupe de riches catholiques ultraconservateurs américains, ulcérés par la tournure qu’a prise le pontificat de François. Réunis en septembre 2018 à Washington, ils ont décidé de passer au crible tous les cardinaux en âge (ils sont aujourd’hui cent dix-neuf à avoir moins de 80 ans) de participer au conclave qui, le moment venu, choisira en son sein le successeur du pontife argentin.
Leur objectif est de préparer le terrain pour favoriser l’élection d’un pape à leur convenance. Un pape qui ne passerait pas son temps à dénigrer « le dieu Argent » et le libéralisme débridé, à dénoncer la politique des Etats occidentaux à l’égard des migrants, à faire preuve de mansuétude envers les auteurs de toutes sortes d’entorses à la morale catholique (homosexuels, femmes qui ont avorté, couples non mariés, divorcés remariés, etc.). Bref, un conservateur bon teint qui saurait restaurer l’ordre catholique de toujours, profané, à leurs yeux, par François. Ce groupe promet qu’une équipe de plusieurs dizaines d’enquêteurs qualifiés (anciens policiers du FBI, avocats, universitaires, journalistes, etc.), dotée d’un budget de plus de 1 million de dollars, passera au crible le passé de chaque cardinal. Ils y chercheront les indices qui les rattacheraient à des faits de « corruption » ou d’« abus sexuel », ou de camouflage de tels méfaits, et ils examineront à la loupe leurs prises de position et leurs relations. Les cardinaux électeurs seront ainsi dûment informés de qui convient ou non pour la fonction, aux yeux de ces puissants laïques, qui sont aussi d’importants donateurs de l’Eglise.
Révélée par des sites catholiques américains et affichée en ligne, cette initiative est l’un des indices sur lesquels se fonde Nicolas Senèze pour affirmer que de puissants groupes du catholicisme américain ont décidé de mettre fin à l’ère François. N’ayant pas obtenu sa démission l’an passé, ils se prépareraient à manipuler l’élection de son successeur en décrédibilisant les cardinaux susceptibles de s’inscrire dans ses pas. Autrement dit, ils complotent un « putsch » dans l’Eglise catholique romaine. Le correspondant au Vatican du quotidien catholique La Croix n’a pas enquêté directement auprès de ces personnalités et groupes catholiques influents. Mais dans son livre Comment l’Amérique veut changer de pape, sorti le 4 septembre, il interprète à travers ce prisme les événements peu ordinaires qui ont ponctué l’actuel pontificat, jusqu’à l’incroyable lettre ouverte publiée fin août 2018 par Mgr Carlo Maria Vigano, un ancien nonce à Washington, qui appelait carrément François à démissionner.
Une guerre sans merci contre le pape François
Le journaliste, bon connaisseur du Vatican, décrit en toile de fond un double mouvement contraire. Aux Etats-Unis, à partir du début des années 2000, la crise des violences sexuelles affaiblit financièrement beaucoup de diocèses, contraints de verser d’énormes indemnités aux victimes. Appelés à la rescousse par le clergé, des laïques et leurs organisations en profitent pour monter en puissance. Dotés de moyens financiers importants, imprégnés de libéralisme économique et de conservatisme familial et social (encouragé en son temps par Jean-Paul II), ils auraient mis sous tutelle la hiérarchie et donneraient dorénavant le la dans l’Eglise américaine. Dans le même temps, le Saint-Siège s’est engagé dans une critique des excès du libéralisme économique, d’abord timidement sous Benoît XVI, puis bille en tête avec François. La tension entre les deux s’est transformée en guerre sans merci.
Ces acteurs anti-François ont des noms et des visages. Nicolas Senèze cite les Chevaliers de Colomb, énorme organisation caritative assise sur un magot de 100 milliards de dollars, et le réseau de télévision Eternal World Television Network (EWTN) avec son groupe de médias. L’un des administrateurs d’EWTN, l’avocat et promoteur Timothy Busch, est présenté comme un homme-clé de cette mouvance. Il a fondé le Napa institute, qui promet à la fois « une théologie conservatrice et une vision très libertarienne de l’économie », et organise des rencontres dans des lieux on ne peut plus chics.
Autres acteurs de cette mouvance, le groupe d’entrepreneurs Legatus, qui a suspendu sa contribution annuelle au Vatican après la lettre de Mgr Vigano, ou encore George Weigel et son think tank Ethics and Public Policy Center.
Querelles au synode sur la famille, réception de l’encyclique « Laudato Si’» – la première sur le climat et l’environnement –, crise à l’Ordre de Malte, contestation de l’accord avec Pékin sur la nomination d’évêques… L’auteur relit de façon suggestive les temps forts du pontificat au prisme de cette guérilla conduite contre François depuis l’Amérique. Jusqu’à l’appel à la démission du pape lancé par Mgr Vigano, une authentique « tentative de coup d’Etat » qui, assure l’auteur, aurait bénéficié du concours actif de certains de ces puissants.
Fallait-il, pour autant, attribuer à « l’Amérique » les intentions franciscophobes de ces conservateurs ? Ils sont certes puissants, en phase avec le trumpisme et la mouvance évangélique, mais pas au point, par exemple, de museler la hiérarchie américaine sur la politique migratoire du président. Face « aux adversaires du pape et à leur réseau de médias qui, grâce à d’importants moyens financiers, s’est arrogé le droit de parler au nom des fidèles », ce livre prend clairement parti contre ces comploteurs et pour François dans la bagarre en cours.